Je déplaçai un pion sur le plateau d'échecs qu'Alex conservait spécialement pour moi dans son cabinet, tout en écoutant d'une oreille distraite ses dernières aventures canines. Apparemment, adopter un chien n'était pas de tout repos.
«... C'était un canapé tout neuf, vois-tu ? On l'avait à peine installé dans le salon que ce crétin de chien a uriné dessus...
— Il marque simplement son territoire...
— ... Un modèle branché qui nous a coûté une fortune !
— ... C'est un comportement basique qui apparaît dès les six mois, en temps normal. Six mois qui marquent le passage à la puberté. Un peu plus pour les gros chiens.
— ... Un Eknësternt Ikéa ! Non mais tu te rends compte ? Déjà qu'on a mis vingt ans à le monter, mais en plus ce crétin de César l'a bousillé bien comme il faut... »J'avançai la Tour en 5, songeur. Disputer une partie d'échecs contre soi-même n'était pas de tout repos. Cela nécessitait une grande capacité de concentration et une maîtrise de soi phénoménale. Non seulement il fallait parer le coup suivant en feignant n'avoir pas compris la stratégie adoptée par une autre partie de son propre cerveau, mais il fallait aussi établir une tactique implacable pour se convaincre qu'un adversaire totalement lambda était assis en face de soi.
« César... comme Jules César ? demandai-je en fixant le Fou qui menaçait de réduire ma partie à néant.
— Hein ? Ah non. Comme la salade. »Je levai un regard vide vers mon psy, Alex, et fronçai les sourcils, me demandant s'il se moquait de moi. Au vu de son expression hébétée, je jugeai que ce n'était pas le cas. Cela me désola au plus haut point.
« Tu as appelé ton chien comme ça parce que tu admirais Caesar Cardini ?
— Qui ça ?
— L'inventeur de la salade du même nom.
— Je ne vois pas du tout qui c'est...
— Un restaurateur américain qui a improvisé une recette de salade pendant les années 20 car il lui manquait certains ingrédients... Ce qui donna naissance à la salade César.
— Ah, fit Alex en se grattant le nez. Non, je l'ai appelé comme ça parce que j'aime bien la salade César. »Hum.
Sans doute vallait-il mieux omettre de mentionner l'étymologie de "césar" tirait son nom du mot « coesar », qui signifiait « incision » ou encore « couper », d'où l'origine d'ailleurs du mot « césarienne ».
«... Mais pour faire plus classe devant mes amis, je dis que son nom est une référence à César Azpilicueta.
— Qui ça ?
— Un footballeur espagnol. »Ah. Je haussai les épaules, peu concerné par ce domaine sportif. Courir après un ballon ne me passionnait guère. D'autant plus que, la plupart du temps, c'était le ballon qui me poursuivait et non l'inverse. Ma tête devait avoir l'aspect d'une cage de football.
Alex décida de rompre le court silence qui s'était installé entre nous (j'en profitai pour faire échec et mat) pour me demander des nouvelles du voyage scolaire.
« Et alors, l'Angleterre, t'en es où ?
— Savais-tu que Buckingham Palace avait été construit en 1702 sur les fondations d'une maison close ?
— Aaron...
— Et qu'il y avait 409 escalators dans le métro londonien ?
— Là n'est pas la question...
—...La distance qu'ils couvrent chaque semaine équivaut à plusieurs tours du monde !
— On s'en fiche.
— Pas du tout ! C'est passionnant ! Presque autant que la recette du haggis ! »L'expression dégoûtée d'Alex me dissuada de m'épancher sur la finesse de ce plat typiquement écossais composé d'abats de mouton rôtis dans une panse de mouton. La texture paraissait extrêmement bizarre si j'en croyais les photographies récoltées sur le net.
« Je pensais plutôt à ton anxiété. »
Ah oui. Mon anxiété. Parlons-en de mon anxiété. J'avais fait une crise de panique plusieurs jours auparavant en rêvant qu'une Anglaise retorse m'obligeait à chanter « God save the Queen » d'une voix de fausset devant toute ma classe. Je n'avais plus quitté mon kilt pendant trois jours après ce cauchemar pour le moins troublant. Si l'événement venait à se reproduire dans la vraie vie, non seulement God sauverait the Queen mais il n'hésiterait pas à me sacrifier à sa place quand l'heure serait venue histoire de mettre ses royales oreilles britanniques à l'écart de mes vocalises horrifiques.
« Comment gères-tu ton stress ? »
Très mal.
« Très bien. J'ai super hâte de partir en voyage scolaire avec ma classe pendant UNE SEMAINE loin de chez moi, AHAHAHA.
— Vraiment ? Pourtant ta mère m'a appelé hier soir en me confiant que tu avais tenté de brûler ton autorisation de sortie.
— Je ne parlerai qu'en présence de mon avocat.
— Aaron, soupira Alex en faisant les gros yeux, si tu as un problème avec ce voyage, autant que tu le dises tout de suite afin que tu puisses être serein en Angleterre. »Je fis craquer les os de mes doigts malgré le rictus désapprobateur d'Alex et me laissai aller contre le dossier de mon fauteuil, épuisé.
J'avais passé toute la semaine sur des chardons ardents, oscillant entre l'irrésistible besoin de côtoyer Louis et l'envie d'enfoncer un râteau dans la cage thoracique de sa nouvelle copine, Clara. Le problème étant que c'était une fille adorable qu'il m'était impossible de détester. Affreux. En plus de ça, Nicolas Combes me harcelait pour que je parle à Louis sans arrêt et que je teste des "techniques d'approche" qui ressemblaient beaucoup à des conseils à deux noises pour Gays dégotés sur Internet. Des trucs stupides du style « sortez du placard par la grande porte et criez haut et fort votre amour pour l'heureux élu ! ». Merci mais non merci. Déjà, je ne fréquentais pas les placards (trop de poussière et une affreuse odeur de renfermé) et je n'avais pas non plus envie de percer les tympans de Louis en lui avouant qu'il me plaisait. Ça aurait été dommage qu'il finît sourd suite à une flamboyante déclaration d'amour.
Nicolas m'avait aussi attribué le rôle de médiateur – nul – lorsqu'Amélie lui faisait la morale. Mais comme j'étais souvent d'accord avec Amélie, mon avis était relégué au second plan et mes camarades finissaient irrémédiablement par se lancer des piques, oubliant totalement mon existence. Il leur arrivait même de sortir les ongles et les crocs lorsque les profs regardaient ailleurs.
Dans ce genre de moment, je prenais la poudre d'escampette et filai au CDI. Vanessa m'y rejoignait parfois. C'était ainsi que j'avais eu le plaisir de découvrir une jeune fille passionnée par les romans de Ray Bradbury. Elle m'avait forcé à lire Fahrenheit 451 et j'avais adoré ma lecture au point de tolérer la présence de son bras sur mon accoudoir. Peut-être ne se rendait-elle pas compte qu'elle envahissait mon espace vital ?
Toujours était-il que ce nouveau genre de proximité avait suscité de nombreux commentaires. Magalie Maillard m'avait demandé si nous sortions ensemble en haussant les sourcils si hauts qu'ils avaient disparu à la lisière de ses cheveux et Louis plaisantait sans cesse sur la fin imminente de mon célibat. Qui ne risquait pas d'arriver de sitôt car j'avais avoué à Vanessa qu'elle n'était pas mon genre. Ce à quoi elle avait répondu « qu'elle n'était pas aveugle, merci bien ».
À côté de ça, il y avait le départ imminent en Grande-Bretagne et la promesse d'une semaine entière loin de chez moi avec Louis Rutherford. De quoi mettre n'importe qui sur une grande roue émotionnelle. Surtout que ma mère m'avait formellement interdit d'emporter ma collection de boutons dans ma valise, ce qui ne faisait qu'accroître le sentiment d'insécurité grandissant qui s'épanouissait dans mon estomac.
« Aaron ? »
La voix d'Alex perça le ruban de mes pensées, mettant un terme à mes élucubrations.
« Non. Il n'y a rien. Ou plutôt si. Sais-tu comment fonctionne le système de robinetterie britannique ? »
...Ce léger détail m'avait empêché de dormir sur mes deux oreilles.
*.*.*
Quand je sortis du cabinet, j'eus la surprise de découvrir Louis calé dans le canapé de la salle d'attente. Il se leva d'un bond en me voyant et me fonça dessus, un grand sourire aux lèvres.
« Tu es libre ce soir ?
— Ça dépend de ce que tu entends par libre.
— Dans le sens de "ça te dit une soirée films chez moi" ? »OLALA.
« Il y aura des crêpes », ajouta-t-il avec un sourire en coin.
Les crêpes ne se refusent pas.
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RAYONNANT [BoyxBoy]
Ficção AdolescenteAaron Eckhart n'est pas vraiment un garçon comme les autres. Toujours décalé, il semble planer dans un monde qui ne lui ressemble pas. Alors, l'année de ses dix-sept ans, après un rendez-vous chez son psy de pacotille, Aaron décide de prendre les ch...