Khāsa

TROIS

Honte à moi, nous étions arrivés en retard au Forum. Nous avions manqué le défilé et, pour tout dire, nous n'avions même pas pu atteindre le Forum. Nous avions dû rester dans la rue adjacente et écouter les discours d'ouverture sur l'écran d'un immeuble commercial. Dès que Neuf avait parlé, j'avais tout de suite compris que ce n'était pas ce qu'elle devait dire. Comme elle l'avait si bien expliqué, nous avions cette pulsion qui nous incitait à enfreindre le règlement. J'avais toujours su que la sienne était plus forte que la mienne et que, sans moi, elle avait beaucoup de mal à y résister.

J'avais tout de suite deviné qu'elle aurait mieux fait de se taire.

Tout le monde l'avait écoutée attentivement. Certains avaient les larmes aux yeux. Celles de ma mère avaient rapidement et silencieusement dévalé ses joues.

Et puis, elle avait évoqué Six. Si j'étais resté immobile durant son histoire, à l'entente de ce nom, j'avais aussitôt retrouvé la faculté de mes mouvements. J'avais commencé à me frayer un chemin jusqu'au Forum, d'abord normalement puis d'un pas précipité. Je devais l'arrêter. Je devais l'empêcher de poursuivre avant que ça ne dégénère.

La foule était compacte et dense, me ralentissant dans mon élan. Il ne servait à rien de m'excuser pour qu'on me laisse passer : ils étaient bien trop absorbés par sa tirade.

Abandonnant, je m'arrêtai. J'étais arrivé au Forum mais j'étais encore trop loin de ma soeur.

- Neuf ! hurlai-je. Neuf !

Mais elle ne m'entendit pas. De toute façon, il était déjà trop tard : elle venait de commettre l'erreur que je craignais qu'elle fasse.

- Eh, Trois, murmura quelqu'un à côté de moi.

Je n'avais pas remarqué que je m'étais arrêté à côté d'un camarade de classe.

- Tu crois qu'elle sait ce qu'elle vient de faire, ta sœur ?

- Pas encore, répondis-je.

- Regarde le Dissaire.

Je fronçai les sourcils et scrutai l'expression de celui-ci. Impassible, comme d'habitude. Mais si l'on portait une plus grande attention à son regard, on pouvait lire une haine et une rage mesurées. Il savait ce que venait de faire Neuf et il ne l'en avait pas empêchée. Pas ici, pas devant le royaume. Il préférait être de retour au Palais comme il se devait. Je voulais la protéger, servir de rempart comme je l'avais toujours fait. Mais là, je ne pouvais rien faire. Je ne m'étais jamais senti aussi impuissant.

- Trois...

J'arquai un sourcil en me tournant vers lui.

- Oui ?

- Ça ne peut plus continuer.

- Quoi ?

Il fit la moue.

- Le Dissaire. Ecoute, mon père est avocat et il travaille pour la justice depuis plus de vingt ans, d'accord ? Eh bien, ça fait quelques temps qu'il n'arrive plus à savoir s'il œuvre réellement pour la justice. Il se passe des choses étranges et le Dissaire nous fait des secrets de plus en plus gros.

- Alors il nous en faut un nouveau.

Mon ami et moi nous retournâmes pour contempler un inconnu qui nous avait écoutés. Etrangement, je ne lui en voulus pas : il avait déjà l'air d'avoir les mêmes soupçons que mon camarade.

- Est-ce que tu insinues... hésitai-je.

- Oui, c'est ce que j'insinue.

Il n'était donc pas le seul à penser que le règne du Dissaire arrivait à son terme. Les Piques attendaient sûrement un événement comme celui-là pour...