Chapitre 19 - L'hybride

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Le cauchemar conçu au cœur de l'œuf noir hantait Dehr. De façon inconsciente, il reniait l'existence de cette aberration. Il rejetait cet être de toute son âme. Le déni l'empêchait d'ouvrir les yeux sur la vérité.

La vision trouble d'Owtone penchée vers lui apparut. Sa vue ajustée à la réalité lui permit de distinguer les larmes qui coulaient sur les joues de l'adolescente. Ces perles de soulagement pleuvaient sur son visage. Dans la chambre blanche de réanimation, il se redressa du lit d'hôpital et attira Owtone contre lui pour la serrer dans ses bras. Elle explosa en sanglots.

Le déroulement du retour de Dehr à Korfen restait flou. Son sauveur était parti sans laisser de trace.

***

— Qu'est-ce que tu vas faire maintenant ?

L'interrogation évoquait l'obsolescence du métier de chasseur d'ombre, depuis la mort de Siltheris et de ses enfants. Le titre de Dehr, « le Pourfendeur », ne serait bientôt plus que le vestige d'une autre époque. Vêtu de noir, il réajusta sa veste.

— Je compte révéler la vérité à propos de l'origine des univers et faire partie du Conseil de l'Ordre inter-universel. Pour ça, je vais d'abord devoir intégrer la commission.

Il retourna la question à Owtone, affublée d'une combinaison noire :

— Et toi ? Qu'est-ce que tu vas faire après avoir fini ton cycle ?

— Je reprendrai le travail de ma sœur.

En silence, Dehr considéra son choix. Face à la glace, il vérifia la propreté de son apparence. Puis il examina Owtone, contemplant la force et le courage dont faisait preuve cette jeune adulte.

— Allons-y, intima-t-il.

L'enterrement d'Hevy eut lieu un matin froid d'hiver. Dans la crypte de Korfen, Dehr, tuteur officiel d'Owtone, partagea sa peine par télépathie. Il vit sa petite main tenir celle de sa grande sœur, le jour où elles quittèrent leur père, le même souvenir que lui avait laissé la défunte sur la plage de Verita. Le corps cryogénisé d'Hevy reposait dans une tombe froide de verre, un air paisible imprégné sur le visage. Le sommeil dans lequel plongeait la commissaire garderait ses paupières closes à jamais. Sa tombe fut disposée parmi celles de ses semblables. À travers la glace et les larmes, Owtone lui fit ses adieux.

***

L'article écrit par Dehr, « L'Origine des Univers », le propulsa dans les bureaux de la commission. Sa place parmi les membres du Conseil lui était déjà assurée. 

Les privilèges de ses nouvelles fonctions lui donnèrent accès à la salle des archives holographiques de l'Ordre inter-universel. Au centre de la petite pièce remplie d'hologrammes, Dehr fouilla sans gêne les dossiers. Il accéda au registre de Sablon. Tournant les pages informatiques, il ne tomba pas sur l'information qu'il espérait trouver. Aucune fréquence suspecte n'avait été détectée sur Sablon les derniers mois de son existence. 

Aucune trace d'Abigaël. 

Les doutes du Synchroniseur se confirmèrent : la fréquence de l'Androgyne s'était éteinte au moment où elle avait quitté son univers. Le dossier en suspension se referma d'une poussée de main. Une vague d'amertume envahit le Synchroniseur.

***

De retour sur Androgyne, Dehr traversait les rues en direction de la demeure d'Abigaël. Son physique masculin atypique attirait le regard des Androgynes, curieux. En appuyant sur la sonnette, il s'attendit à être accueilli par Dominique, le grand-père de la disparue. Le visage encadré par une longue chevelure sombre qui se présenta le figea. Face à lui se tenait l'entité de l'œuf du monde des ténèbres.

Des yeux noirs, brillants de malice, le sondèrent. Ses traits rappelaient ceux d'Anna, empreints de douceur et de féminité. L'estomac du Synchroniseur se noua. Il déglutit, blanc comme un linge.

— Toi.

L'unique syllabe sortie de sa bouche provoqua un sourire à son interlocutrice.

— Entre.

L'invitant à le suivre, elle s'écarta de l'entrée et se laissa choir dans le fauteuil du salon. Le Synchroniseur s'approcha et, incapable d'aligner deux mots, se contenta de demander :

— Dominique ?

— Il est mort. Il n'a pas supporté la disparition inexpliquée de sa petite-fille. J'ai assistée à ses funérailles la semaine passée. Personne n'est venu réquisitionner la maison encore, alors j'en ai profité pour y loger en attendant.

— En attendant quoi ?

— Que tu viennes.

Déconfit, Dehr tomba sur le siège devant son hôte. Des flashs de son dernier passage dans le monde des ténèbres le frappèrent. La vision de l'être éclos de l'œuf noir se superposa à la jeune femme alanguie dans le fauteuil.

— Comment pouvais-tu être sûre...

— Je te connais, Dehr, le coupa-t-elle. Ce n'était qu'une question de temps avant que tu viennes te repentir de la mort d'Abigaël auprès de Dominique.

Son regard se fit perçant.

— Tu n'as pas une autre question à me poser plutôt ?

Le Synchroniseur marqua une pause, hésitant. Le déni l'enchaînait dans un mensonge illusoire. Il ne pouvait pas l'admettre. La question fatidique lui brûla le bout des lèvres :

— Qui es-tu ?

— Le mélange de celle que tu chéris et de celui que tu abjectes. Siltheris a fusionné l'Asynchrone et son propre fils. Son but était de nuire à la descendance d'Edas et ruiner ses projets. Au final, ce n'était qu'une histoire de famille. Je suis une hybride, une individue née à partir d'Anna et de Morgan. Je suppose que tu peux m'appeler Morgana.

Morgana. Un être résultant de deux âmes fusionnées pour en former une seule et unique, indépendante, à part entière. Ébranlé, Dehr eut un haut le cœur et l'observa, sans voix. En réponse à son mutisme, elle haussa les épaules.

— J'ai récupéré une grande partie des pouvoirs de Morgan, mais j'ai le corps d'Anna. J'ai des pensées qui se contredisent à longueur de temps. Je n'arrive pas à dire si je t'aime ou si je te méprise.

Son sourire se crispa de désespoir. Cette confession désarma le Synchroniseur. Par télépathie, il eut le goût du conflit intérieur de Morgana : des voix opposées qui parasitaient ses pensées et la tourmentaient. Le paradoxe perpétuel auquel elle se confrontait l'habita aussi. Anna était devant lui sans être là.

—Je ressens la même chose, dit-il.

Une ombre passa sur l'expression de Morgana.

— Pauvre Synchroniseur ! J'ai beau ne pas savoir qui je suis, je sais qui tu es. Si Anna te manque, tu pourras toujours trouver quelqu'un d'autre sur qui exercer ton petit jeu de télépathie.

Mué d'une colère soudaine, Dehr lui fonça dessus et la saisit par le poignet.

— C'est Anna que j'aime, et aucune autre !

— Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse ?! Je ne suis pas capable de m'aider moi-même, je ne peux rien pour toi ! Tout ce que je peux te dire pour te consoler, c'est que le problème de désynchronisation d'Anna est réglé ! Mais moi... Moi mon problème ne le sera jamais !

Ses yeux s'embuèrent de larmes.

— Siltheris est morte. Morgan n'avait aucun sentiment pour sa génitrice. Mais ceux d'Anna pour la sienne me font pleurer la mort de celle qui était en partie ma mère ! Comment je fais, moi, avec ça ?!

Le visage contre la paume de sa main libre, elle se mit à pleurer en silence. La complexité de son comportement frappa le Synchroniseur. Partagé entre vouloir embrasser Anna et repousser Morgan, il la prit dans ses bras. Son initiative ne fut ni rendue, ni rejetée. Sans bouger, Morgana accepta seulement son geste.


Note : voilà c'est l'avant-dernier chapitre ! J'espère qu'il vous a plu. A bientôt pour la fin de l'histoire !

Le Synchroniseur [Terminée]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant