Chapitre 18 - Les adieux

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Le corps d'Hevy reposait sur le canapé. Agenouillée à ses côtés, Owtone essuyait les gouttes de pluie perlant sur les joues de sa sœur avec un mouchoir de tissu blanc. Dehr observait de loin, assit sur une chaise de cuisine.

— Je suis navré, dit-il d'une voix brisée.

Encore sous le choc, l'adolescente pleurait, trop ébranlée pour vouloir apprendre la vérité. Le Synchroniseur couvrit le visage inerte d'Hevy du regard. Puis ses yeux longèrent les murs de l'appartement. La décoration se résumait à quelques cadres accrochés à mi-hauteur. L'un d'eux attira son attention en particulier : la photo d'une jeune femme enceinte, accompagnée d'une petite fille toute blonde. Dehr se remémora les souvenirs de la commissaire partagés dans ses derniers instants.

De sa taille d'enfant, il pouvait voir le large dos courbé du père d'Hevy, inconsolable, au chevet de sa femme décédée. Bientôt, des cadavres de bouteilles vides jonchaient le sol de la maison. Le paternel négligeait sa progéniture à l'instar de l'alcool. Encore jeune, Hevy peinait à calmer les pleurs du nourrisson délaissé dans son berceau. Avec le temps, elle se forgea une armure de glace et endossa la responsabilité d'éduquer sa sœur.

Un jour, âgée de quatre ans, Owtone lui demanda : « pourquoi papa il me tire les cheveux ? ». En réponse, Hevy serra la petite main de sa sœur dans la sienne et elles quittèrent la maison.

Le regret de la commissaire de laisser sa sœur livrée à elle-même résonnait en Dehr comme une dernière faveur à lui rendre.

— Je te promets de revenir Owtone.

Entre deux larmes, elle le regarda. Il s'était levé de sa chaise, son accordeur dans une main et l'aiguille arrachée du cadran dans l'autre.

— Anna et Morgan sont encore vivants. Je n'en perdrai aucun des deux.

Sous les yeux d'Owtone lui implorant de ne pas partir, Dehr activa sa machine. Une vague de fumée noire l'enveloppa et il disparut.

***

Le monde des ténèbres. Encore plus chaotique qu'à son état naturel. Le Synchroniseur se trouva au milieu des restes d'un champs de bataille. Une légion de cadavres s'étendait à perte de vue dans l'obscurité. La mort régnait, venant faucher les dernières âmes des soldats monstrueux de Siltheris. Dehr avança à l'aveugle dans ce labyrinthe aux immenses murailles bâties de carcasses. Son reflet traversa l'œil inerte d'une tête géante de tigre, la gueule grande ouverte suite à son dernier cri d'agonie. Pris de dégoût, il s'en éloigna promptement.

Les vestiges de ce carnage ne présageait rien de bon. Dehr pria n'importe quel dieu prêt à l'écouter qu'Anna en soit ressortie vivante. Des ossements se brisèrent sous le poids de sa chaussure. Une odeur nauséabonde de putréfaction lui prit le nez et lui fit monter la bile. Il haïssait cet endroit morbide. La fréquence d'un Synchroniseur constituait sa force vitale et celle inexistante de ce monde créait un vide en lui.

Le chasseur d'ombre continua d'avancer, s'enfonçant au hasard dans les ténèbres. La terre devint boueuse et colla à ses chaussures. Des gouffres visqueux se formaient par endroit. Les cadavres sombraient les uns après les autres. Ce monde touchait à sa fin.

Des vibrations parvinrent à Dehr. Une masse en mouvement attira son regard. Il fut incapable de dire ce à quoi il assistait.

Edas, d'une morphologie bestiale, grand d'une dizaine de mètres, écorchait le vide à l'aide de quatre bras semblables à des pattes de cerbère. Deux losanges lumineux déchiraient son visage en large à la place de ses yeux. Le vide lacéré par ses griffes se tordait en une pliure sombre. Le cri strident de Siltheris résonnait de partout. De grandes aiguilles jaillissaient du sol pour embrocher le monstre des enfers.

Dépassé par les événements, le Synchroniseur fit taire sa voix intérieure qui cherchait à comprendre et chercha Morgan du regard.

« Dehr. »

La voix feutrée de l'Asynchrone mêlée à celle du fils des ténèbres l'appelait. Derrière l'affrontement du cerbère et des ténèbres, la surface d'un lac renvoya un reflet. Le Synchroniseur contourna les entités du chaos et se précipita vers le point d'eau. Les contours déformés d'un énorme œuf se distinguaient tout au fond.

Dehr ne réfléchit pas plus longtemps et sauta dans le lac. Immergé dans l'eau glacée, il nagea vers l'œuf. Une murène géante s'interposa. Son dernier tube de micro-organismes polymorphes servit à envoyer un flot de piranhas translucides pour attaquer le monstre marin. Il profita de cette diversion pour atteindre l'œuf. D'un coup de poing, il brisa la coquille. La vision qu'il y confronta lui fit l'effet d'un choc électrique.

Dans ce moment d'incertitude, la murène enroula sa queue autour de lui et le balança à l'autre bout du lac. Sonné, le Synchroniseur sombra dans les eaux abyssales. De dernières bulles d'air franchirent ses lèvres pour remonter vers la surface.

Une patte de cerbère perdue au combat plongea de toute sa masse et emporta la murène dans son sillage vers les profondeurs. Une entité humaine éclot de l'œuf et, depuis sa coquille, assista à la perte du monstre entraîné aux fonds des eaux. L'individu quitta son œuf pour venir au secours du Synchroniseur.

Tiré hors de l'eau, Dehr cracha le liquide infiltré dans ses poumons. Sa vue trouble l'empêcha de discerner en détail le visage de son sauveur.

— Ton accordeur ! demanda celui-ci dans la précipitation.

— Non, je dois retrouver... Anna... et Morgan...

Trop faible pour se défendre, il se fit dérober sa machine et son aiguille. Au loin, il apercevait Siltheris et Edas en train de s'entretuer. De plus en plus de gouffres dévoraient l'espace du monde des ténèbres. La voix déformé et monstrueuse d'Edas hurla :

— Je vais te réduire à l'état de trou noir ! Disparaissons dans les ténèbres desquelles nous sommes nés, ma chère sœur !

Le cri de Siltheris s'empreint de terreur. L'entité humaine assembla l'accordeur inter-universel et s'agenouilla aux côtés du Synchroniseur qui supplia :

— Ne fais... pas ça...

Une main passa sur son front avec douceur. Au moment où l'espace se distordit de manière irrémédiable, où le temps de l'univers mère se disloqua, l'entité actionna la machine.

***

Le monde des ténèbres n'était plus. Dans l'âme de chacun des Synchroniseurs, sa disparition se marqua. Une souffrance psychique les atteints et fit poindre des larmes inexplicables aux bords de leurs yeux. Connectés les uns aux autres au travers des univers, ils pleuraient à l'unisson la même tragédie. La mort de l'univers mère.


Note : plus que deux chapitres avant la fin. Comment pensez-vous que cela va se terminer ?

Le Synchroniseur [Terminée]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant