Sixte mineure (1)

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Les événements à partir d'ici nécessitent, pour une bonne compréhension de la psychologie de Woo-jae, d'avoir lu la série de textes « Elian » de 0 à 7 dans le recueil « L'été est une saison variable ».

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Coral Gables

Woo-jae connaît la luxueuse villa blanche : il y est déjà venu trois jours au mois d'avril. Malgré tout, quand il passe la porte d'entrée à la suite d'Elian et de sa mère, il lui semble que tout y est différent.

Aujourd'hui, c'est ce qu'il lui reste, ce qu'on lui offre. On lui dit que la maison est également son chez-lui ; on attend sans doute qu'elle le devienne pour de vrai.

Il ne pense pas que ce sera possible. Tout ce blanc l'angoisse ; il fait trop écho au vide à l'intérieur de lui. L'ancien visual se sent déraciné, déboussolé ; l'impression de s'immiscer dans les possessions de quelqu'un d'autre est si aiguë qu'elle le vrille presque physiquement.

Il est un poids dont les Hayes se chargent parce qu'ils sont généreux, un poids dont ses propres parents n'ont plus voulu malgré tous les efforts qu'il a faits pour leur convenir. Est-ce que ça ne crie pas tout ce qu'il y a à savoir de lui ?

Pourtant, Elian ne lâche pas sa main alors qu'il l'entraîne vers l'étage pour lui montrer quelle chambre sera à présent « la sienne ». Est-ce que son ami se sent encore coupable de sa tentative de suicide et de ses conséquences sur autrui ?

La chambre est belle, grande, blanche comme les autres, avec des orchidées dans la salle de bain attenante comme dans le reste de la villa. Le lit est King size, comme celui d'Elian, tendu d'une couette aussi immaculée que les murs. Woo-jae sait déjà qu'il s'y perdra.

— Tu veux manger un petit quelque chose ? demande l'Américano-coréen. On peut aller voir ce qu'il y a dans le frigo ou commander à livrer si tu préfères.

L'ancien visual n'a pas faim ; il n'a pas touché à son plateau-repas dans l'avion tant sa gorge et son estomac étaient noués. Tout son esprit était noué — il n'a pas non plus dormi ; il n'était même pas capable de réfléchir ou de faire quoi que ce soit pour fonctionner. Il a vécu tout le trajet dans un brouillard qui, au moins, l'enveloppait. Maintenant que celui-ci s'est dissipé, il ne reste que le vide, le vide dans lequel il chute, vrille, aussi sûrement que d'autres respirent.

Voir la péninsule coréenne d'en haut depuis le hublot de la Business class lui a fait prendre conscience une dernière fois que tout était bel et bien terminé — Woo-jae Kyeong en premier.

Qui est-il... ? Qui est-on quand l'unique objectif de toute une existence s'évanouit brutalement, quand on se fait renier par ceux qui nous ont mis au monde, quand face au miroir, on ne se reconnaît plus ?

Qu'a-t-on comme avenir lorsqu'on ne se visualise pas dedans, ni le lendemain, ni aucun des jours suivants ?

Il a devant lui une page blanche où écrire ce qu'il veut. Mais c'est à nouveau trop de blanc ; on ne lui a jamais appris à tracer ses propres mots. Il est bon élève : si on le lui montre, peut-être peut-il apprendre.

Pourquoi, toutefois ? Y a-t-il un intérêt à le faire ? Y a-t-il un intérêt à voir le futur, un intérêt pour lui à rester là et à vivre ?

Il est inutile, ses parents le lui ont dit. Il ne paiera pas leur retraite ; il n'atteindra pas le succès. Sa mère avait raison quand elle a affirmé qu'il ne savait rien faire à part jouer du violon et être beau — posé devant un objectif, maquillé, habillé. Il déteste jouer, pourtant, et maintenant qu'il n'a plus les cheveux argentés, sa beauté de façade a commencé à s'estomper.

En vérité, il le réalise, il n'a été Woo-jae Kyeong, le visual de 21st June — sa seule identité qui en valait la peine —, qu'à l'extérieur : intérieurement, à l'insu de tous, il n'a jamais cessé d'être Won-chul Lee dans toutes ses terribles imperfections.

Pourquoi les Hayes veulent-ils quand même de lui alors que l'idol d'Instagram s'est désintégré ? Pourquoi insistent-ils tant pour le garder auprès d'eux à Miami ?

C'est très difficile à appréhender après s'être déjà évanoui sans autres conséquences que la joie. Le jour où la demande de modification de son prénom a été acceptée, ses parents ont trinqué à son futur ; celui où l'agence a accédé à l'usage d'un patronyme pseudonyme, sa mère l'a serré dans ses bras. À chaque changement d'apparence, on l'a félicité, on s'est réjoui, on a célébré ; il est « mort » tant de fois à la satisfaction d'autrui, pour le bien de son avenir. Ce n'est habituellement pas la perte qui attriste son entourage quand il est concerné ; seulement ce qui reste, non encore rené.

Mais que reste-t-il ? Il ne sait pas. Il ne sait pas.

— Hmm, je propose qu'on commande des sushis, reprend Elian sans faire d'autre commentaire sur les minutes de silence qui viennent de s'écouler.
Tiré du vide, presque en sursaut, Woo-jae acquiesce mécaniquement.
— D'accord.
Son meilleur ami lui sourit ensuite.
— Si on ne va pas saluer Reign, elle nous en voudra.

Reign — la sœur d'Elian, de deux ans sa cadette. Quelqu'un que Woo-jae ne connaît pas vraiment, comme il ne connaît pas vraiment monsieur Hayes, même s'il les a croisés durant ces trois jours au printemps. Les deux lui font peur. Parce que si Elian et sa mère ont choisi de l'emmener avec eux à Coral Gables, les deux Hayes restants subissent cette décision. Eux n'ont aucune raison de se réjouir qu'un inconnu vienne errer comme un fantôme dans leur quotidien. Que va-t-il leur dire... ?

Il suit malgré tout Elian hors de la chambre, l'observe frapper à la porte de celle de sa sœur. Quand la jeune femme ouvre, Elian et elle se sourient. Ils se ressemblent ; leurs lèvres s'incurvent presque de la même façon. Reign incline un peu la tête ; ses longues boucles d'oreilles en forme de hamburgers s'agitent.

— C'est fini pour de bon, alors ?
— Eh oui. Plus de superstar familiale, désolé.
— Plus de diète drastique, de foulures et de luxations, de... séjours à l'hôpital, de privations, de dette, de couchers et levers à des heures impossibles... Je peux poursuivre la liste dont maman m'a fait part.
Elian rit.
— Vu comme ça, effectivement.
Sa sœur sourit et l'enlace avec tendresse.
— Bon retour, Eliannie. Tes ex-fans me cloueraient au pilori, mais je suis contente que ce soit terminé.
— Moi aussi.

Woo-jae les écoute comme s'il était un spectateur derrière un écran ; il se fait l'effet d'un intrus qui n'a rien à faire là. Il n'a rien à faire là.
— On commande des tas de burgers bien gras assortis de paquets de frites dégoulinants de graisse pour fêter ça ? J'ai mis les boucles d'oreilles qui vont avec en ton honneur.
L'ancien main vocalist secoue la tête.
— Non, j'allais faire livrer des sushis, en fait.
Reign arque un sourcil ; Elian s'écarte de sa sœur et se tourne un peu vers son meilleur ami.
— Je suppose que maman t'a dit que Woo-jae allait habiter avec nous.
— Oui, acquiesce la jeune femme.

Ses yeux d'un bleu très clair, plus clair que ceux du chanteur, se posent sur l'ancien visual — qui a l'esprit vide, sans aucune idée de ce qu'il pourrait bien dire d'intéressant.

Que pense l'Américano-coréenne de lui au premier abord ? Quelle impression donne-t-il ? A-t-il l'air de ce qu'il a l'impression d'être, une coquille que le vent porte dans l'abîme ? Il voudrait la rassurer, lui dire qu'il n'est que de passage, qu'il lui rendra bientôt Elian, mais c'est quelque chose qu'il ne souhaite pas que son meilleur ami entende.

— J'ai toujours rêvé d'avoir un grand frère à chaque bras, commente seulement Reign avec un petit sourire.
Woo-jae force un sourire similaire sur ses propres lèvres en pensant qu'elle est sans doute miséricordieuse — mais que si c'est vrai, elle risque de ne pas avoir cette satisfaction très longtemps.

Accord de sixteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant