Sixte majeure (2)

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Manhattan Beach, août, 5 ans après le mariage de Blanche et Elian

Un verre à la main, Elian sort sur le balcon de la chambre d'Anders et Sung-ki. Il s'accoude à la balustrade qui surplombe le jardin, tandis que Woo-jae le rejoint dans l'air tiède du soir. À l'horizon, l'encre du ciel embrasse celle du Pacifique. À leurs pieds, une énième soirée estivale chez les Sungers bat son plein.

Blanche, Adam et Oriana nagent en conversant au milieu des bougies flottantes alors que Kyung-hwan et Reign discutent sur les coussins au bord de la piscine. Les maîtres de maison, invisibles, doivent être dans le salon ou peut-être la cuisine, d'où ils vont sans doute ramener des desserts. Plusieurs chiens furètent ici et là ; d'autres, couchés sur la terrasse, observent les humains de leurs grands yeux humides. 

Tout le monde fait de gros efforts pour garder le volume sonore au minimum afin de ne pas déranger les voisins, même si parmi ces derniers, plusieurs sont également dehors pour profiter des heures les plus agréables de l'étouffante journée.

Accompagné par son meilleur ami, Elian est monté voir si les enfants, sa fille Sakina en tête, dormaient paisiblement. La petite Burkinabée est arrivée aux États-Unis quelques mois auparavant et a parfois des terreurs nocturnes lorsqu'elle se réveille à moitié sans reconnaître l'environnement dans lequel elle a grandi. Au milieu des nombreuses peluches et veilleuses qui l'entourent, la fillette sommeillait pourtant, et son père s'est contenté de réarranger le mur d'animaux au bord du lit.

Sung-ki et Anders réapparaissent dans le jardin ; aussitôt, l'animation revient. Tout est un mélange savamment dosé de paix et de joie, alors que les notes des rires en sourdine, trop gais cependant pour être tout à fait réprimés, s'élèvent puis retombent sur les présents comme une pluie d'été.

— On aurait pu rater ça, fait soudain remarquer Elian.
Son ton tranquille pourrait trancher avec le contenu de sa phrase, mais il ne le fait pas. L'Américano-coréen ne présente pas son propos comme quelque chose de triste. Au contraire : il parle du soulagement qu'il ressent que tout ne se soit pas arrêté avant ce beau moment du quotidien. Cela aurait pu, puisque lui-même a mis sa vie en danger pour de vrai et qu'ensuite, Woo-jae a aspiré à la mort encore et encore pendant très longtemps.

Elian tire une nouvelle fois sur sa paille en bambou, puis reformule d'une façon qui lui semble mieux rendre compte de la réalité :
— On a presque raté ça.
Et un millier d'autres instants, petits ou grands, doux ou joyeux, éphémères ou mémorables, saupoudrés sur l'ensemble des années qui viennent de s'écouler. Le présent, l'avenir et une partie du passé ont pendu au bout du fil qu'ils ont voulu — et failli — trancher.

Woo-jae hoche la tête en silence, ses yeux noirs posés sur l'heureuse assemblée en contrebas. Il y a quelques minutes, ils s'y trouvaient aussi, Elian et lui. Sous peu, ils vont d'ailleurs y retourner car ils en font partie intégrante et, s'ils tardent trop, ils savent que quelqu'un viendra les chercher pour les ramener au milieu des sourires et des lumières des lampions. Reign, qui se lève, les aperçoit d'ailleurs ; un sourcil arqué, la jeune femme dessine un cœur des doigts à leur intention à tous les deux.

Alors que Sung-ki fait une bombe dans la piscine, que des gerbes d'eau s'élèvent comme les exclamations amusées, les aboiements et les cris de protestation mêlés, Woo-jae laisse échapper un petit rire par-dessus le bord de son verre.
— Je n'aurais pas voulu rater ça, dit encore Elian en regardant son ami.
— Moi non plus, répond Woo-jae avec sincérité.

Accord de sixteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant