Torrance, mai (un an après le scandale)
Woo-jae n'est ni au rez-de-chaussée, ni au deuxième étage quand Reign rentre du travail. Depuis qu'ils ont emménagé dans la South Bay la semaine précédente, son colocataire ne s'est jamais aventuré seul dans la ville, et il est improbable qu'il ait tenté une sortie aujourd'hui. Il aurait pu être chez Elian à Marina del Rey, mais la jeune femme sait que son frère était occupé cet après-midi et n'a donc pas pu venir chercher son meilleur ami.
Elle grimpe jusqu'au toit-terrasse du triplex qu'ils partagent mais, lorsqu'elle arrive à la porte vitrée, elle ne la pousse pas. À la place, elle observe le dos mince du Coréen.
Assis sur l'un des petits cubes en bois qui font office de sièges de jardin, Woo-jae contemple l'eau. L'océan s'étend par-delà le muret et les toits de quelques rangées de maisons, d'un bleu très clair frangé de gris perle aujourd'hui.
C'est rare que l'ancien visual s'expose ainsi au soleil, puisqu'il ne veut pas faire foncer sa peau. C'est rare qu'il s'expose tout court — et pourtant, il est là, en pleine lumière au-dessus de Torrance. Le vent du large joue délicatement avec ses cheveux noirs, et cela pourrait être une vision d'espoir si le cœur de Reign ne la trouvait pas si— solitaire.
Le monde autour de Woo-jae est mouvant ; il s'adapte, il avance, parfois à une allure soutenue. Elian a arraché la page de sa carrière, repris goût à la vie et entamé la construction de son avenir avec Blanche. Les autres ont fait à peu près pareil, de Sung-ki avec Anders à Kyung-hwan qui termine de racheter sa liberté à Incheon. Elle-même a trouvé un job dans sa branche ici et s'apprête à s'y faire des amis. Tout va très vite ; leur existence a des airs de tapis roulant sur lequel ils s'élancent en courant.
Woo-jae, quant à lui, paraît simplement là.
Reign a l'impression, sans pouvoir déterminer tout à fait pourquoi, que c'est déjà une sorte de miracle, qu'oser en demander plus serait en réclamer trop.
Woo-jae est là, et la vision derrière la vitre lui semble soudain égoïste. Sous la lumière directe du soleil, l'ancien visual lui rappelle qu'il est des choses, y compris parmi les plus belles, que l'on ne peut que croiser, pas garder. Il lui rappelle aussi une fleur coupée, et elle souffre de l'observer comme elle souffre de voir un bouton dans un vase — s'épanouir un instant pour le plaisir de celui qui l'a cueilli, puis faner et mourir.
Un poing serré contre sa poitrine, l'autre contre la porte, la jeune femme a envie de courir au Coréen et de l'étreindre contre son cœur. Mais peu importe la muraille qu'elle bâtira autour de lui de ses bras, celle-ci ne reconstruira pas ce qui est détruit à l'intérieur des murs. Cela ne vaut pas l'inconfort que le contact causerait à Woo-jae ; cela ne résoudrait pas ce que leur présence à tous n'est pas parvenue à solutionner au fil des mois — parce que par essence, elle ne le peut pas. Ce n'est pas vrai, l'Américano-coréenne le sait, que tout finit par passer, que les épreuves deviennent automatiquement des leçons, que la peau finit par recouvrir toutes les plaies.
Reign se mordille la lèvre, les sourcils froncés. Car même si tout est inutile, elle n'arrêtera pas. Elle n'a pas résisté à une année de wang-tta pour renoncer dans le futur où que ce soit.
Ni son frère, ni sa mère n'ont partagé avec elle les confidences de Woo-jae, et ce dernier ne s'épanche ni ne se plaint jamais. Savoir quoi faire est difficile dans l'ignorance ; ne pas en rajouter aussi. Elle essaie au mieux, mais elle a toujours l'impression de naviguer sans boussole.
Ce n'est cependant pas la détresse qui accompagne son impuissance : c'est la patience, la patience d'un an à ne pas savoir quoi faire pour mettre un terme à un harcèlement intégral, la patience également d'y avoir survécu.
Si Woo-jae est là — il aurait déjà pu s'en aller ; il a donc choisi de rester. Comment cultiver cette envie au quotidien afin qu'une nouvelle aube succède à chaque nuit ? Comment faire en sorte, que le jeune homme veuille une journée de plus, et pas eux seulement ? Jour après jour, il faut refaire le choix de vivre ou à tout le moins de ne pas abandonner.
Pour l'instant, on dirait que le Coréen ne souhaite rien. Reign ne sait pas ce qu'il en pense ; elle ne sait pas s'il songe réellement à disparaître. Peut-être extrapole-t-elle, peut-être n'est-ce pas si grave. C'est juste que sur cette terrasse, aux prises avec le soleil et le vent, l'ancien visual lui semble— fugace.
La jeune femme voit la main de Woo-jae se lever de ses genoux pour ramener son smartphone à lui. Il s'agit sans doute d'Elian, ou peut-être de Sung-ki, à moins que ce ne soit sa propre tante à Séoul qui envoie des nouvelles de Makki à son ancien propriétaire en allant se coucher.
Cette fois, Reign pousse la porte, un sourire plaqué sur le visage.
— J'ai eu une idée.
À la fin de sa phrase lancée d'une voix claire à travers la terrasse, Woo-jae se retourne à demi pour la voir s'approcher sur le toit plat.
— Tout s'est bien passé à ton travail ?
— Oui, répond l'Américano-coréenne en s'asseyant près de lui sur un autre cube de bois. Mais j'ai eu une idée en rentrant. J'ai envie d'adopter un chat. Pour avoir une petite présence coquine et poilue qui miaule d'une pièce à l'autre et met de la vie dans notre intérieur. Avec nos multiples escaliers, en plus, il aura de quoi grimper tout son saoul ! Et comme ça, ça fera un chat sans foyer de moins dans la South Bay. Ça ne te dérangerait pas ?
Ainsi qu'elle s'y attendait, bien sûr, Woo-jae secoue la tête.
— Non, pas du tout.
Reign incline la sienne. Les dauphins qui pendent de ses lobes ondulent ; le soleil se reflète dans ses yeux bleu pâle.
— Et tu serais d'accord de lui tenir un peu compagnie quand je suis au travail ? Je ne voudrais pas qu'il se sente seul au début, avant d'être bien habitué, ni qu'il fasse des bêtises dans notre appart tout neuf. Je ne voudrais surtout pas qu'il abîme des choses à ton étage.
Là aussi, Woo-jae acquiesce sans difficulté.
— Oui, je serais d'accord. Je m'occupais de Makki à Séoul.
— Il sera peut-être sage comme une image, mais mieux vaut parer à toutes les éventualités, n'est-ce pas ? J'allais regarder dans les refuges des environs ; si tu veux, on peut jeter un œil ensemble. Il faut qu'il te plaise aussi, puisque c'est autant chez toi que chez moi, ici.
— Je veux bien accueillir n'importe quel chat. Mais je veux bien regarder avec toi aussi.
— Alors, battons le fer quand il est chaud, dit aussitôt la jeune femme en se levant de son siège.Elle tend une main à Woo-jae, même s'il n'en a nul besoin pour se mettre debout. C'est la seule chose qu'elle ose faire, elle qui n'est ni Elian, ni leur mère, ni Sung-ki, et qui ne peut donc pas l'enlacer. Elle qui, en plus, est une fille — qui lui a déjà dit qu'elle était amoureuse de lui et à qui il a dit non. Le Coréen accepte néanmoins les doigts tendus ; ravie, la jeune femme referme les siens pour entraîner son colocataire jusqu'au salon.
Elle lui jette un coup d'œil par-dessus l'épaule avant d'entamer la descente de l'escalier. Woo-jae a toujours l'air évanescent sur le fond bleu du ciel, mais elle tient sa main fermement.
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Accord de sixte
Ficción GeneralC'est l'histoire d'un petit garçon transformé en visual. Tout est ©️Shukimo Studio/Alba.