Des aubes

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TW cancer en phase terminale

Manhattan Beach

Quand Woo-jae pénètre dans le salon, madame Hayes est debout, occupée à ôter une fleur fanée de l'une de ses innombrables orchidées. Celle-ci est orange avec le cœur rose, vive et gaie, comme la robe qu'elle arbore ce jour-là.

— Vous êtes déjà là, mes chéris ? demande la mère d'Elian et de Reign en se tournant à demi vers l'ancien visual.
— On nous a dit que vous étiez rentrés, alors on est venus un peu en avance... J'espère que ce n'est pas trop tôt. On aidera bien sûr à préparer le déjeuner et à dresser la table, et...
Il ne sait pas comment poursuivre. Madame Hayes lui sourit et lui tend la main.
— Je ne vais pas m'attrister que vous m'offriez une demi-heure supplémentaire de votre présence. Au contraire.

Woo-jae prend entre les siens les doigts qui, désormais, lui paraissent toujours froids. Il ne parvient pas à déloger la question coincée dans sa gorge ; il ne sait de toute façon pas s'il osera. Mais depuis cette matinée à l'hôpital, longtemps auparavant, madame Hayes a toujours compris bien davantage que ce qu'il disait. Elle sourit encore en l'enveloppant de son regard aimant.
— C'est en levers de soleil que je compterai à présent le temps.

Le sanglot qui monte débloque l'interrogation qu'il n'a plus besoin de formuler.
— Certains papillons ne vivent que quelques jours, mais ils n'ont pas l'impression d'en manquer.
Sa main sèche cueille une larme sur la joue toujours poudrée de bois de rose, malgré les années passées hors de Corée.
— Comme eux, je me réjouis de chaque minute à venir, et le passé me semble une éternité que j'ai eu la chance de traverser.

Affectueusement, Madame Hayes enlace Woo-jae, dont elle appuie avec douceur le dos contre le canapé. C'est aussi une façon pour elle de rester sur ses deux pieds.
— J'ai encore assez de temps pour voir fleurir quelques nouveaux boutons de mes orchidées. Pour vous dire que je vous aime plus que tout. Pour sentir le vent de l'été sur mon visage et les gouttes que les plongeons de Sakina projetteront hors de la piscine, assise sur ma chaise longue, la main dans celle de Ralph. Pour vous serrer dans mes bras. Pour contempler des aubes et des crépuscules roses par-dessus les vagues du Pacifique. Pour être auprès de vous, écouter vos voix et, je l'espère, vos rires. Pour me remémorer les millions de merveilleux souvenirs de ce que nous avons partagé. Chaque instant aura une valeur inestimable. Tu vois, c'est plus qu'il n'en faut pour que je sois pleinement heureuse, mon ange, et je suis en paix.

Woo-jae sait que c'est vrai, mais cela ne retranche rien à la douleur si aiguë qui le transperce. Dans peu de temps, parce qu'Elian et Reign seront auprès d'eux et qu'il voudra les soutenir, il ravalera ses larmes. Pour l'heure, il se dissout une nouvelle fois de chagrin entre les bras de madame Hayes. Il a l'impression que son cœur va se transformer en écume ; aujourd'hui encore, pourtant, le sourire à préserver d'Elian le garde entier.

— Pardon... J'en rajoute, alors que vous...
Elle secoue légèrement la tête ; sa paume s'enroule autour de l'épaule du Coréen.
— Il y a une seule raison qui m'a empêchée de t'adopter officiellement : c'était de ne pas compliquer les choses pour Reignie lorsqu'elle réussirait à te passer une bague au doigt. Pour tout le reste, il n'y a aucune différence entre eux et toi. Comment pourrais-je en demander plus, alors que j'ai aussi eu ce bonheur-là ? Tu vois, mon cœur est tout entier rempli de vous, et je sais que j'occupe une place précieuse dans le vôtre. Je ne pars pas ; je reste là.
Sa main se pose sur la poitrine de Woo-jae qui tente, mais ne parvient pas à retenir les secousses de sa tristesse.

— Cela fait très mal lorsqu'on fait partie de ceux qui restent. Je vous lègue tant d'amour qu'un jour, il n'y a que lui qui demeurera. En attendant, tu as le droit de pleurer ; tu as assez fait bonne figure pour autrui. Laisse-moi tes larmes ; je te les échange contre mes sourires. Tu pourras les enfermer dans ta mémoire pour qu'ils soient la seule chose que tu vois quand tu penseras à moi.
Avec les larmes, vient un hoquet.
— Je vous aime tellement...
Madame Hayes ferme les paupières contre le torse de Woo-jae. Elle se sent essoufflée d'avoir autant parlé.
— Moi aussi, mon ange. Et je t'aimerai jusqu'à ma mort, dans suffisamment d'aubes pour que chacune le grave en toi.

Aussi cruel cela soit-il, pour une fois, les insécurités de l'ancien visual se taisent, écrasées par le chagrin et la tendresse. Il sait que c'est vrai : quelqu'un l'aimera jusque-là.

Accord de sixteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant