Daegu, le lendemain
Woo-jae n'a pas dormi de la nuit. Cela ne se voit cependant pas sous son maquillage, sous ses lunettes noires et son masque anti-pollution, sous la visière de sa casquette, sous les bords de la capuche rabattue par-dessus.
Il se protège des miroirs plus encore que des fans ; il se protège aussi des regards qui pourraient lui renvoyer des jugements négatifs.
Dans cette ville, au fil des rues qu'il emprunte depuis la gare de l'Est, les murmures du passé sont audibles, leurs voix de plus en plus fortes alors qu'il approche du quartier où habitent toujours ses parents.
Il est impossible de les faire taire. Ils suintent de chaque mur, de chaque enseigne, de chaque route ; ils se sont gravés dans la pierre au moment où ils ont été prononcés. À chaque pas, Woo-jae les entend à nouveau comme il les a entendus à l'époque.
Tiens, regarde, lui, je suis sûre qu'on lui a refait le nez. C'est plus esthétique fin et droit comme ça, quand même.
Tu as vu la fille des Ho de l'étage en dessous ? Sa mère lui a payé une opération avant d'entrer à l'université, mais elle n'a pas dû choisir le bon chirurgien : la petite a toujours des traits aussi épais. On ne risque pas de l'engager dans une bonne entreprise comme ça.
Que tu es jolie ! Tu peux me dire dans quelle clinique tu as été, si tu as fait de la chirurgie ? Je vais noter le nom.
Votre fils est aussi vilain que le mien, madame Kang, mais grâce à nos économies, nous leur offrirons une meilleure chance dans la vie.
Ça ne te dirait pas de ressembler au fils des Mok, Won-chul ? Il a un petit côté occidental qui a son charme. Regarde-le bien la prochaine fois que tu le croises en allant au lycée et dis-moi ce que tu en penses. On peut demander une photo à sa mère pour donner au docteur.
J'ai beaucoup prié au temple pour que tu sois beau quand j'étais enceinte, mais ça n'a pas marché ; quel dommage ! Viens, on va aller prier ensemble aujourd'hui pour que le docteur Sagong ne te rate pas.
Vous ne trouvez pas, madame Kang, qu'il faudrait aussi lui refaire les dents ? C'est moins grave que le reste, mais elles seraient mieux toutes blanches et plus droites aussi. Ouvre la bouche, Won-chul, que madame Kang puisse voir.
L'idol sur cette publicité, voilà un exemple ! C'est à ça qu'il faudrait que tu ressembles pour avoir un bel avenir. Si tu veux un jour faire partie d'un groupe, il ne faut pas baisser les bras.
On va commencer par les yeux, histoire de supprimer déjà les lunettes. Enlève-les, Won-chul, que monsieur Yoh puisse se faire une idée.
Mon garçon, tu dois faire la fierté de tes parents d'avoir un visage aussi petit et délicat ! J'aurais bien voulu que mon fils soit comme toi.
Vous verrez, madame Kang, un jour, nous non plus, nous n'aurons plus honte de nos enfants !
Tiens, regarde ce garçon, Won-chul : il est vraiment beau. Je ne savais pas qu'il y avait dans le quartier un aussi beau garçon. Tu devrais essayer de devenir son ami.
Madame Ong m'a dit au magasin ce matin qu'elle comprenait que je m'inquiète pour ton futur, vu ta tête. Tout le monde est bien d'accord.
C'est normal que ton père se tracasse comme ça : tu lui ressembles, et tu as vu comment lui a fini avec ce petit boulot sans prestige. On rêve à mieux pour toi que notre vie ici ; on veut le meilleur pour notre enfant chéri, c'est normal.
Oh, regarde cette affiche ! Une nouvelle clinique a ouvert. Je vais prendre le nom et me renseigner !
Je suis quand même plus fière de me promener avec toi depuis que tu as un visage moins large : on attire moins de regards de commisération.
À cinq cents mètres de l'immeuble de ses parents, Woo-jae doit faire une pause pour s'adosser à un mur.
Il a l'impression qu'il ne va pas parvenir à gérer sa panique, alors qu'il plonge de plus en plus loin dans un passé rempli à ras-bord d'indignité, d'humiliation. Tout dans ces rues lui rappelle son ancienne apparence et, en corollaire, son artificialité actuelle, la tricherie des bistouris.
Se répéter qu'il n'est plus le Won-chul qui inquiétait ses parents n'aide pas assez : il n'est plus non plus depuis la veille celui qui portait leurs espoirs. Il n'est arrivé nulle part, mais il vient d'ici — ici où sa mère se plaignait sans cesse de l'apparence de son fils auprès de ses voisines et de ses clientes, ici où celles-ci comme celles-là les prenaient tous les deux en pitié en acquiesçant.
En essayant de respirer, en essayant d'imaginer qu'Elian est près de lui, le jeune homme sort son nouveau smartphone de son sac.
Il l'a acheté avant de prendre le KTX — ou plutôt, c'est madame Hayes qui le lui a offert, puisqu'il n'a pas le moindre won à lui. La mère de son meilleur ami a fait un virement bancaire à SYW Entertainment pour combler sa dette comme elle l'avait fait en janvier pour celle de son fils. C'est donc à présent à elle qu'il doit tout ce qu'il n'était pas encore parvenu à rembourser à l'agence.
Il s'en sent très reconnaissant, mais également coupable de rajouter aux Hayes ce fardeau financier. Et puis, il en a honte : encore une fois, il faut pallier ses manquements. Il aurait d'ailleurs poliment refusé le portable s'il n'avait pas voulu faire plaisir à Elian, qui n'avait aucune envie que son ami s'aventure seul à Daegu sans pouvoir être contacté.
L'ancien visual déverrouille l'appareil et clique par habitude sur l'icône d'Instagram. Hélas, Manager Kim a supprimé son compte en début d'après-midi. Il a donc tout perdu des messages de ses fans sous les clichés qu'il y avait postés. Il se connecte alors plutôt à Naver, cherche son nom d'idol et ouvre les premiers liens qui apparaissent et qui ne concernent pas le scandale. Les commentaires enamourés lui sautent aux yeux.
Les compliments des fans qui se succèdent sur les différentes pages se posent comme de minuscules sparadraps sur les coupures toutes fraîches que les souvenirs ravivés dans sa mémoire depuis sa sortie de la gare viennent de lui infliger. Il ne possède pas d'ego pour protéger son cœur ; tout passe directement sur ce dernier comme des lames de rasoir.
Aurait-il dû accepter qu'Elian et sa mère l'accompagnent comme ils le lui ont proposé ? Il a décliné parce que son meilleur ami n'a connu que Woo-jae Kyeong. Il ne voulait pas qu'il découvre son lui précédent au risque que son regarde change.
Won-chul est resté prisonnier à Daegu, mais il y est partout, et le jeune homme sait que dans l'appartement de ses parents, il sera tout à fait impossible de lui échapper. Monsieur et madame Lee, il s'en doute, ne vont en effet pas apprécier que la carrière de leur fils, à propos de laquelle ils nourrissaient tant d'espérances, soit ainsi brisée.
Woo-jae aimerait qu'Elian soit avec lui pour lui donner du courage, mais si son ami se ralliait à la déception de ses parents, si on le lui dépeignait comme il était avant— l'ancien visual ouvre cinq onglets supplémentaires et se noie dans les commentaires extatiques.
Il y passe plus de deux heures, alors que l'après-midi d'été glisse doucement vers le soir. Ses parents doivent tous les deux être rentrés à la maison, à présent.
Est-ce qu'il aura la force de leur avouer la vérité ? Que serait une histoire ou une omission de plus ? À eux, pourtant, il n'a jamais menti. Il n'aurait pas osé, et ils ne lui ont de toute façon pas suffisamment demandé son avis pour lui en donner l'opportunité.
Woo-jae inspire, puis finit par ranger son smartphone. Il serre fort la bandoulière de son sac alors que ses pas hésitants l'entraînent vers la rue où il a vécu dix-huit ans.
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Accord de sixte
Genel KurguC'est l'histoire d'un petit garçon transformé en visual. Tout est ©️Shukimo Studio/Alba.