Chapitre V - Trahison

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Le jour venait d'être annoncé à Noctalea. Tout le monde se faisait discret. Les enfants étaient silencieux et les artisans avaient fermé leurs échoppes. C'était un climat presque inhabituel qui pesait sur le royaume. En temps normal, les rues grouillaient de commerçants à la voix rauque et enjouée, les fontaines coulaient sur les pantoufles et culottes des plus jeunes, tandis qu'au loin, on entendait des mères jurer et s'esclaffer.

Mais ce matin, le monde s'était tut.

"La Reine est morte."

La nouvelle avait résonné tel un glas terrible, comme si tous avaient été condamnés avec elle.

On entendait se chuchoter à chaque coin de rue, ce sombre augure. Pour le peuple, c'était un drame. Celle qui les avait toujours protégés des menaces des nobles et des barbares de contrées voisines était partie, emportant leur paix avec elle. Noctalea était la cité des étoiles. Mais ce soir là, le ciel avait semblé s'éteindre.

Les femmes pleuraient toutes la perte de leur souveraine. Plus qu'une Reine, c'était une soeur qu'elles avaient laissée partir. Adélaïde avait été la plus douce personne que le monde ait porté. Son sourire faisait gazouiller les enfants. Les jeunes garçons s'énamouraient d'elle en secret. Tous les joyaux du monde n'auraient pu rivaliser avec sa préciosité.  Mais à présent, elle ne vivait plus qu'à travers les souvenirs fragiles d'hommes malades et appauvris par l'être qu'elle avait jadis appelé son époux.

Ana était assise face à sa coiffeuse, le regard fixe et absent. Trissia, sa femme de chambre peignait ses cheveux avec délicatesse, s'aidant d'une brosse sombre incrustée de spirales d'argent.

La jeune princesse se sentait en proie à une lourde mélancolie, comme lors de chaque solstice ayant suivi le décès de sa chère mère. Cette dernière avait disparu alors qu'Ana n'avait que 3 ans, ne lui laissant que l'illusion de souvenirs: l'odeur du jasmin écrasé contre une peau humide, le murmure d'une fontaine, l'éclat de l'or à la lueur d'une bougie, la douceur d'une étole de soie.

Elle ne se représentait sa maternelle qu'à travers de rares fresques animées par la magie Faerys. On pouvait y admirer une femme splendide, rayonnante de bonheur, les cheveux étincelants autour d'un visage aux traits fins. Ses yeux étaient rieurs, mais on y décelait malgré tout une grande sagesse.

- Voilà mamzelle Ana, annonça Trissia, la tirant de sa rêverie.

La princesse détailla son reflet sans grande conviction. Sa femme de chambre avait dompté sa chevelure en de nombreuses tresses qui se rejoignaient toutes au niveau de la nuque pour former un chignon strict. Chaque mèche serpentait sur son crâne, telles les vipères ayant été jadis loyales à Medusa. Ana trouvait cette coiffure bien trop élaborée. Aujourd'hui, plus que tout autre jour, l'humilité s'était emparée d'elle, lui rappelant sa condition de mortelle à chaque inspiration qu'elle prenait. Elle ne partagea pas sa réflexion avec Trissia, et la remercia avec douceur, croisant son regard tendre dans la glace.

- Je souhaiterais être seule avant la cérémonie, expliqua la princesse. Veille à ce que personne ne vienne me déranger.

- Bien-sûr, mamzelle! s'empressa de répliquer la suivante, quittant la suite royale en un battement de cil.

A peine la porte fut-elle fermée que la princesse tira de son corset la pierre de lune envoûtée, laissée par Alastair. Elle la fit tourner entre ses doigts habiles, son regard s'embrumant de larmes.

"Ressaisis-toi, Ana!" s'intima-t-elle en chassant sa tristesse d'un revers de manche.

Elle ouvrit plusieurs tiroirs de sa coiffeuse et explora scrupuleusement leur contenu jusqu'à ce qu'enfin, elle referme sa main sur l'objet qu'elle recherchait. Il s'agissait d'une fine cordelette, lui ayant été offerte par une petite tisseuse, lors d'une des cérémonies en l'honneur de la Reine. Un cadeau somme toute banal, qui lui vaudrait bien des remontrances si l'on venait à découvrir qu'elle ne l'avait pas mis au feu. Mais ce présent incarnait une véritable richesse aux yeux d'Ana. La jeune paysanne lui rappelait son innocence, envolée trop tôt.

Soigneusement, elle enfila la gemme d'Alastair sur le lacet, puis attacha le bijou à sa cheville. Personne ne le remarquerait, sous sa longue robe ivoire.

Ana se leva de sa bergère et chanta une prière à mi-voix, hymne à la bravoure et la justice. Elle prit une grande inspiration et se prépara à quitter sa suite. Elle s'avança vers la porte de la chambre, saisit la poignée et tira le battant en arrière.

Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'elle tomba nez à nez avec Oskar, accompagné de deux mages.

Oskar était à la tête de la noblesse à Noctalea. Il arborait fièrement une multitude de médailles, le récompensant pour sa loyauté envers la famille royale. Chacune d'entre elle portait le nom d'une constellation.

- Icarus? Toutes mes félicitations, Général Tyios, dit Ana en pointant du bout des doigts, la nouvelle récompense.

Elle avait prononcé ces mots avec un demi-sourire, et Oskar avait discrètement bombé le torse.

« Pas assez pour que cela passe inaperçu », rit intérieurement la princesse, oubliant sa tristesse, l'espace d'un instant.

- Merci, votre Altesse, répondit-il fièrement. Je suis étonné que vous ayez su mettre un nom sur ces astres. On vous dit... quel est le mot? s'interrogea Oskar en grattant sa barbe nattée de fils d'or. Hermétique, c'est cela. Hermétique à l'apprentissage de la carte du ciel.

La bouche d'Ana forma un « O », et un de ses sourcils s'arqua sur son front, presque trop parfaitement pour que le geste ait été spontané.

- Général, m'avouez-vous être sensible aux rumeurs qui circulent au sein du palais? Je vous ai toujours considéré comme étant... quel est le mot? Hermétique, aux « on-dit ».

L'un des mages accompagnant Oskar gloussa, ce qui lui valut un regard suicidaire de la part de Tyios. Satisfaite par sa réplique, la princesse élargit son sourire et releva le menton, tout en savourant l'air décomposé du sorcier et celui écarlate du chef de ce dernier. Il ignora sa pique et annonça avec sérieux:

- Alastair a disparu. Il n'a pas été aperçu depuis hier soir. Nous ne parvenons pas à le localiser.

Ana remarqua son air strict et se rendit à l'évidence: l'homme ne venait pas pour se vanter de ses décorations. Ni même lui présenter ses condoléances, pour la quatorzième année consécutive. Il souhaitait l'interroger.

- Alastair apprécie la liberté. Il ne doit pas être bien loin.

La princesse serra les dents, espérant avoir été convaincante. Le bracelet à sa cheville lui semblait aussi lourd qu'une chaine de plomb.

- Votre Altesse, s'exprima un des mages en retrait, nous ne détectons plus sa flamme.  C'est comme si celle-ci s'était éteinte.

- Peut-être est-il en dehors du périmètre que vous pouvez couvrir avec votre force?

Le Général reprit la parole, ignorant la remarque d'Ana:

- Nos meilleurs Faerys sont actuellement à sa recherche. Nous mettons toutes les chances de notre côté pour le retrouver. Si sa flamme n'est plus perceptible, cela voudrait signifier qu'Alastair a renié son pouvoir. Soit parce qu'il est mort, soit par trahison.

- Vous ne savez pas de quoi vous parlez, cria Ana.

Oskar ne sembla pas impressionné par l'excès de colère de la jeune fille.

- Princesse Anastasie de Noctalea, vous êtes suspectée de comploter contre sa Majestée le Prince Henri de Noctalea. Ce faisant, vous êtes dès à présent placée sous garde renforcée.

L'expression de la princesse se décomposa.

- Vous n'avez pas le droit de faire cela, cracha-t-elle, la voix tremblante de fureur.

- Oh, nous avons tous les droits, en réalité, ricana Oskar, triomphant. Et ça n'est pas tout. Vous ne pourrez plus sortir de l'enceinte du palais, vos communications avec l'extérieur seront surveillées, et toute information gardée secrète, au sujet du Faerys Alastair Wolf Skelot, confirmera votre culpabilité.

ABYMES ENCHANTÉESOù les histoires vivent. Découvrez maintenant