Chapitre 2 : Réveil

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L'univers était blanc. La Mort était blanche. Le vide était blanc.

Blanc... avec une touche vacillante de bleu. Et de crème. Les couleurs affluaient les unes après les autres, des tâches floues qui se précisèrent pour devenir des formes.

Swann n'était pas morte. Du moins pas encore.

Elle était allongée sur le sol, couverte d'une poussière blanchâtre. Des débris de verre gisaient un peu partout. Swann s'assit péniblement et tenta de faire le point. En vain. Il était strictement impossible qu'une main-éclair bleue ait rampée sur son immeuble et soit entrée en contact avec elle, la laissant parfaitement intacte et repartant. Pourtant, la fenêtre était bien brisée, sa chambre mise sans-dessus dessous par une force inconnue, et elle se sentait nauséeuse, avec un sérieux mal de tête qui s'installait à mesure que la conscience lui revenait. Puis un autre détail lui revint en tête. Cette chose de cauchemar n'était pas seule, elles étaient des milliers à arpenter New York, à passer par chaque fenêtre pour faire subir le même sort à chaque habitant....

Sa mère ! Swann se souvint qu'elle avait, la veille, laissé sa mère seule à l'étage du dessous !

Elle descendit à toute vitesse dans le salon de l'appartement, sur le point de vomir, et vit avec effroi que la vitre, ici aussi, avait été fracassée. Il n'y avait aucune trace de sa mère.

- Maman ? appela t-elle. Maman ? Ca va ?

Elle s'approcha avec appréhension du canapé en face de l'écran de télévision muet et noir.

- Maman ?

Swann sût aussitôt. Dès qu'elle vit le paquet de vêtements, étendu sur le canapé couche par couche comme si il y avait encore eut quelqu'un dedans, Swann sût qu'elle ne reverrait jamais sa mère.

Elle sentit une nausée terrible la saisir, et courut dans les toilettes rendre ce qu'elle avait avalé la veille. C'était trop. Beaucoup trop. Elle parcourut la maison, cherchant dans chaque recoin, en appelant sa mère, en priant pour la retrouver dans la salle de bain, derrière son lit, sous les escaliers. Nulle part. Revenue dans sa chambre, elle saisit son téléphone sans chercher à contrôler les tremblements de ses bras, l'alluma et tenta de composer le numéro de son père. Elle le laissa biper de longues minutes, hoquetant de pleurs, avant de comprendre qu'il n'y avait aucun réseau. Elle le jeta rageusement par la fenêtre en tentant de réprimer ses larmes.

Puis elle fit le tour de l'immeuble, cherchant partout, appelant à l'aide, sonnant chez les voisins, sans réponse. Elle descendit dans la rue, à la recherche de quelqu'un, et tomba sur un paysage de désolation. Une ville qui semblait recouverte de poussière, des édifices effondrés (bien que les hauts buildings aient survécus), des flaques de métal fondus ici et là, recouvrant la chaussée. Pas une âme qui vive.

Alors elle retourna dans sa chambre, se laissa tomber sur le parquet et hurla : « A l'aide ! »

Ses larmes coulaient à flots sur ses joues. Elle ne les retenait plus, elle se savait seule, seule dans cet immeuble froid, dans cette ville à l'apparence déserte. Elle resta ainsi un temps qu'elle ne put déterminé, à pleurer, pleurer violemment de douleur, de peur et d'incompréhension. Puis elle se força à se calmer, et se mit en devoir de bouger. De faire une action, n'importe laquelle, quelque chose de concret. Elle se traîna sous la fenêtre où elle se mit en devoir de ramasser les débris de verre. Une fois qu'il n'y en eut plus un seul par terre, elle les jeta par la fenêtre. Puis elle balaya le sol du revers de la main, accumulant la poussière heureusement peu abondante qui jonchait le sol, et lui fit subir le même sort qu'au verre. Elle fit son lit et replia la couverture rose qu'elle avait laissée sur le lit, la rangea dans son placard. Elle mit en ordre son bureau, rangea les livres et les objets qui trainaient, remit les écouteurs dans leur étui. Puis, une fois sa chambre en ordre, elle récupéra son gros sac de randonnée. Elle y fourra de la ficelle solide, son canif, une boussole, ses jumelles, des fruits secs et des barres de chocolat pris dans la cuisine, une gourde, un carnet et un crayon de papier. Elle décrocha une grosse parka qu'elle jeta sur son lit et se dirigea vers la porte de sa chambre. Elle mit la main sur la poignée, mais ne la tourna pas. Elle ne pouvait pas partir. Pas aussi simplement, pas sans un souvenir, sans un dernier adieu.

Elle retourna au tiroir de sa commode, ce tiroir que l'on a tous et où l'on fourre ses souvenirs en vrac pour ne pas les perdre. Ce tiroir mystérieux où l'on oublie des petits objets plein de sens et qui finissent par se montrer à nouveau, quand on a besoin de se raccrocher à une présence rassurante. Swann l'ouvrit et se mit en devoir d'y chercher un objet qui l'accompagnerait dans son voyage vers l'inconnu, quelque chose qui lui laisserait le souvenir de sa vie d'avant. Elle trouva pêle-mêle une petite peluche d'enfance, un doudou qui avait la forme d'une chouette, une rose séchée offerte il y avait des années par Valentin, son « amoureux » de CE2, diverses médailles : kitesurf, tir à l'arc, natation..., Une photo d'elle, tout sourire, dos au soleil couchant, sur la plage, une planche de surf à la main, un gros coquillage trouvé pendant des vacances aux Bahamas – les meilleures de sa vie-, des figurines en pâte à sel, un stylo à paillettes qu'elle croyait perdu... Toute une pochette de dessins, faits en maternelle et en primaire, s'ouvrit et déversa son contenu, dévoilant ses feuilles gribouillées aux feutres de couleurs vives. Elle s'assit par terre pour les ramasser, ne voulait pas les voir, regardant malgré elle... Un dessin d'enfant lui resta dans la main. Il montrait une famille heureuse, deux adultes tenant les mains d'une petite fille, affichant tous de grands sourires. Au-dessus de leurs têtes s'affichaient les légendes en grosses lettres rondes : Papa, Maman, Moi.

Une famille heureuse, quand Swann était encore enfant, quand elle voyait encore ses parents comme des Dieux tout-puissants incapables d'erreurs. Une larme mouilla la feuille, Swann l'effaça d'un revers de main.

Non. Elle ne devait plus pleurer. Il n'était plus temps.

Elle fourra le dessin dans son sac et accrocha le coquillage à une épaisse ficelle noire en fibre synthétique, la passa autour de son cou et la noua. Puis elle glissa le coquillage sous son haut, et il vint se caler sur sa poitrine, entre ses seins naissants.

Un dernier objet au fond du tiroir attira son attention. Incongru à côté des précieux souvenirs que constituait le reste. Un bâton de rouge à lèvre.

Offert par sa mère pour le dernier anniversaire de Swann, dans le but de l'intéresser un peu plus « au monde de la coquetterie et de la féminité ». Swann n'avait pas compris. Elle avait beau, encouragée par son père, pratiquer de nombreux sports où elle était souvent meilleure que les garçons, elle ne se sentait pas garçon manqué comme on le lui disait, elle était féminine, à sa façon. Devait-on forcément aimer le maquillage et la mode pour être une « vraie » fille ? C'est ce qu'avait l'air de penser sa mère, qui, peut-être, jalousait un peu son mari d'être si proche de sa fille.

Elle s'apprêtait à bazarder l'objet par la fenêtre, irritée par ce souvenir idiot, ne voulant garder avec elle que les meilleurs souvenirs de sa vie, avant d'être retenue par le beau rouge intense. Un rouge simple, franc, un rouge sans chichi, qui devait désespérer de se retrouver sur des lèvres chichiteuses.

De l'ongle, Swann fit sauter le bouchon, fit sortir le tube rouge et, d'un geste brusque, traça deux lignes horizontales sur sa joue.

Une marque de guerrière.

Ces deux traits de maquillage sur sa joue lui semblèrent bien plus à leur place que sur ses lèvres durant un quelconque bal de fin d'année.

Elle remit les affaires bien en place dans le tiroir, sortit de sa chambre après l'avoir regardé une dernière fois. Elle traversa l'appartement, saisit son arc de compétition dans le placard dédié à ses affaires de sport et à celles de son père, et quitta le foyer familial. Sur le palier, elle ferma la porte à clé et la glissa dans sa poche, comme si elle n'abandonnait pas son ancienne vie, comme si elle ne laissait pas derrière elle quinze ans d'existence heureuse avec sa famille, comme si elle devait un jour revenir.


Autre Monde : L'appel des Longs-MarcheursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant