Chapitre 15 : La vie ne tient qu'à une flèche

33 6 14
                                    


La flèche fusa à une vitesse fulgurante et trancha la corde qui entravait les mains d'Alexandre.

Aussitôt libre, il arracha le sabre court des mains du garde le plus proche, profitant de la stupéfaction générale, et d'un mouvement de lame laissa une longue et profonde plaie dans le ventre de celui qui portait le sabre long. Les deux en mains, il repoussa les autres gardes, ne se souciant pas de leur infliger des blessures mortelles ou non, et défia ceux qui s'attaquaient à lui, la même milice de Bens que l'autre soir. Seulement, maintenant, il était armé. Peu importait leur nombre, qu'ils viennent ! Il trancha, taillada, lacéra, ne se souciant même pas de ses arrières car celui qui s'y risquait se retrouvait immanquablement hors d'état de nuire, une flèche perforant son avant-bras.

Lorsque les adversaires furent suffisamment clairsemés pour lui permettre de passer, Alexandre courut, les lames toujours sorties, tailladant au passage ceux qui ne s'écartaient pas, se frayant un chemin sanglant à travers la foule. Il dévala les rues désertes en fonçant droit devant, sans que quiconque parvienne à le rattraper. Une fois l'écurie en bord de ville atteint il saisit le premier cheval, abaissa le pont-levis - c'était beaucoup trop long, il allait perdre son avance ! - et alors qu'il se préparait à passer, une silhouette aux allures de fou furieux se précipita vers lui. Bens, qui dans sa rage n'avait rien pensé à prendre d'autre qu'une hache, se jeta sur lui en hurlant. Il avait l'air d'un damné, on aurait pu croire qu'il avait perdu la raison.

La hache vola, tout l'avant-bras avec, la main encore crispée sur la poigné, tandis que Bens tombait à genoux en hurlant, tenant le moignon sanglant dans son unique main restante.

Alexandre enfourcha le cheval, passa le pont et s'évanouit au galop dans la forêt.

***

Swann était redescendue de l'étage de la salle communale, son arc en bandoulière, profitant du chaos provoqué par la fuite d'Alexandre pour tenter de partir à son tour. Elle en avait assez vu comme ça, elle en avait marre de la Semîle et de ses jeux de pouvoirs mesquins et tordus. Il était temps pour elle d'y aller, d'autant qu'elle n'avait guère envie de prendre la place d'Alexandre sur l'échafaud si on découvrait qu'elle l'avait aidé à s'enfuir, qui plus est en blessant de nombreuses personnes.

Elle n'arrivait encore pas à croire à son exploit. C'était probablement le plus beau tir de sa vie. Jusqu'au dernier instant, avant que la flèche ne sectionne les liens, elle avait cru que tout allait échouer, qu'elle allait tuer Alexandre elle-même à cause de son pari trop risqué. Pourtant, malgré le mauvais angle qu'elle avait depuis cette fenêtre, elle était parvenue à effectuer ce tir en jouant le tout pour le tout. Pari risqué, mais gagnant. Son père aurait été fier d'elle.

Elle se faufila à travers la foule, et parvint à l'écurie. Elle avait eu le temps de récupérer ses affaires, le reste de son équipement de long-marcheuse se trouvait déjà chargé sur Eru, car sa fuite et tout son plan étaient prévus depuis qu'elle avait entendu parler du sort réservé au meurtrier qui était malgré tout son sauveur. Elle se dirigea vers l'emplacement où elle avait laissé Eru, quand elle le vit. Ou plutôt ne le vit pas.

Eru était le seul cheval manquant à l'appel.

De toutes les montures disponibles, Alexandre avait fui sur la seule qu'il ne fallait surtout pas prendre.

Swann détacha la première bête qui se présenta, sauta dessus et la lança au galop, traversant le pont qui n'avait pas été relevé. En sortant de la Semîle, elle crut apercevoir dans son champ de vision une chose indéfinie gisant dans la poussière tâchée de rouge, mais elle n'eut pas le temps d'en voir davantage et ne s'y intéressa pas, elle avait plus important en tête.

Elle traversa la forêt en trombe en criant "Alexandre ! Alexandre ! C'est moi, Swann, t'es où ?".

Sans même s'en rendre compte, elle quitta la forêt toujours criant à tue-tête et arriva à l'orée du bois, sur laquelle s'ouvrait une grande prairie un peu en contrebas. Elle le discerna enfin, et cria une nouvelle fois : "Alexandre !"

Il tourna la tête dans sa direction, et dût la reconnaitre car il s'arrêta. La monture de Swann dévala le talus et parcourut une portion de terre, arrivant à ses côtés.

Hors d'haleine, elle lui dit : "Alexandre... tu as pris... mon cheval. Eru... est à moi.

- D'accord, répondit-il simplement, reprends-le." Il sauta lestement du cheval, tandis qu'elle même descendait du sien en reprenant son souffle.

"Euh... merci ? hasarda-t-elle, un peu étonnée par cette sobriété dans sa réponse. Elle monta sur Eru, et lui sur la monture volée par Swann à la Semîle. L'échange fait, il s'installa un silence que personne ne semblait vouloir briser.

Finalement, Alexandre finit par tourner le dos et commença à partir. Il lui lança néanmoins par-dessus son épaule : "Au fait, merci pour tout à l'heure.

- Euh... c'est rien, fit Swann, un peu décontenancée par les manières si désinvoltes de son interlocuteur. Et puis, c'est normal, continua-t-elle. Tu m'as sauvée du rodeur nocturne, je t'ai rendu la pareille. On est quitte."

Il s'était arrêté de nouveau et avait tourné la tête dans sa direction. "J'ai pas fait ça pour que tu aies une dette envers moi, tu sais ?

- Oui, mais... Enfin, moi non plus. J'ai fait ça sans réfléchir. Parce que... je ne voulais pas laisser quelqu'un mourir.

- ...

- Je... je voulais savoir, pourquoi tu as tué Will ? C'est bien ce qui s'est passé non ?

- Il m'a attaqué, je me suis défendu. Légitime défense.

- Tu aurais pu le neutraliser sans le tuer, non ? Alors pourquoi... Swann ne savait pas pourquoi elle posait ces questions, elles lui venaient naturellement. Un besoin de comprendre, de le comprendre, probablement.

- Je ne sais pas. Un réflexe.

- Ah."

Un nouveau silence s'ensuivit. Ni l'un ni l'autre n'était très doué pour faire durer une conversation.

Cette fois, ce fut Swann qui reprit. "Et maintenant, tu vas faire quoi ? Devenir long-marcheur, intégrer une autre colonie ?

- Ni l'un ni l'autre. Je ne sais pas encore."

Un silence. Il reprit, avec un peu d'amertume : "Je n'ai jamais su ce qu'il fallait faire au moment où il le fallait. Dans cette vie-là comme dans la précédente."

Cette déclaration subite pris Swann au dépourvu. Elle avait depuis le début considéré Alexandre comme le héros que l'on décrivait, et même après son crime elle s'imaginait une sorte d'être surhumain, indestructible, sûr de lui en toute circonstance. Mais peut-être qu'en dessous de ce visage impassible et balafré s'en trouvait un autre, celui d'un simple adolescent qui n'avait pas choisi d'être le surhomme qu'on faisait de lui. Subitement, elle eut envie de lui arracher son masque, de voir l'homme sous le héros, de savoir si sous ses yeux de glace se trouvaient des paysages inexplorés.

Elle lui tendit une main grande ouverte.

- Veux-tu marcher à mes côtés ?

Swann ne sut jamais vraiment pourquoi elle avait posé cette question. Ce qui l'avait motivée à proposer à ce presque-inconnu capable de tuer un homme sans sourciller de l'accompagner pour affronter ensemble un monde dont ils ne savaient encore rien. C'était simplement une de ces impulsions soudaines, qui change le cours de votre vie.

- D'accord.

Alexandre ne sut jamais par la suite pourquoi il avait donné cette réponse. Pourquoi, alors qu'il s'était juré de ne plus s'attacher à personne, il liait sa destinée à cette jeune long-marcheuse toute blonde sortie de nulle part qu'il connaissait à peine.

Ni l'un ni l'autre ne surent jamais. Etait-ce l'œuvre du sort, du hasard, d'un quelconque Dieu ? Ils n'avaient pas besoin de savoir ce qui les avait liés l'un à l'autre, pour avancer désormais ensemble jusqu'au bout sur les chemins, vers l'avenir, tracés par cet Autre-Monde.

Autre Monde : L'appel des Longs-MarcheursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant