Prologue

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Bélier.

Améthyste


Je suis né sous la pluie.

Le corps mordu par le froid, sous des nuages trop gris, la peau fouettée par le vent. Roulé dans la boue, immergé dans le sable des dunes et la terre de mon peuple. Mon premier souffle était proche de la noyade.

Maman m'a pris dans ses bras, elle était faible, papa n'était pas là, il ne l'est toujours pas. Le Sage était venu vers nous, ses hommes autour de lui, leur silhouette comme des marionnettes. Elle revenait de la cité éteinte des Oubliés, je crois qu'elle cherchait mon père. Mais tout ce qu'elle y a trouvé fut son cadavre, une statue à demi brisée.

Et toi tu es là, avec un enfant.

L'enfant c'était moi, et on raconte que le Sage m'a arraché à elle, et l'a laissée pour morte.

Le Sage m'a toujours raconté mon histoire, avec ces mots et ces actions. Il n'a pas cherché à avoir le beau rôle, il disait que ma mère était un démon. Et quand on raconte cela à un enfant, il y croit.

Orion Dörgal.

Le garçon né à la frontière des deux peuples de la pluie. Nous n'étions pas ennemis, mais nous ne nous considérions pas comme alliés. Maman avait un frère qui voulait voir le soleil, et ça, c'est une trahison. Maman a été abandonnée quand on a appris qu'elle l'avait laissé s'en aller. On ne laisse pas la famille trahir, sous peine d'être soi-même un traître.

Du moins, c'est ce qu'on m'a raconté.

Puis j'ai grandi, longtemps.

J'ai grandi dans le village qui baigne sous l'averse. Parfois il fait beau, et en ces temps nous prions, très fort pour que personne ne nous découvre. Notre cité est comme un temple ; sacré, secret, isolé. Et quand il fait beau, nous sommes exposés à tout, au danger, aux ennemis, au feu, à la mort

— Orion !

J'ai grandi sous les tambours et les chants, nos danses endiablées qui sifflaient avec le vent. Le fou du village aimait me faire monter sur l'estrade, pour que mon corps fonde dans le rythme. J'étais fils de démon, mais un enfant choyé.

— Orion arrête de faire le pitre !

Serim me poursuivait parfois le long des dunes, nos pieds nus enfoncés dans le sable, je riais sous l'orage. Le tonnerre chantait dans sa voix, et je la trouvais belle. Le chapeau d'arlequin volé au fou, les clochettes tintaient sous mon passage et je les entendais, ces gens qui hurlaient mon nom comme celui du fauteur de trouble de la cité. Un vandale nu-pieds impossible à contenir.

Si je devais comparer cette cité à quelque chose, elle serait un cocon. Familier, rassurant, ma vie dans un écosystème fermé, pas d'entrée, de sortie, pas d'écho, un huis clos.

Je n'ai jamais été habile des mots, et donc je ne savais pas ce qu'était un pénitencier.

Les clochettes ont percuté le béton de l'amphithéâtre, mon corps bloqué dans son élan par une vision trouble. Amorphe sur l'estrade, une silhouette s'est élevée au-dessus de la brume, puis elle s'est écroulée.

Enfants des dunes, enfants de la pluie. Nos légendes n'étaient jamais les mêmes. Il y avait eux, et il y avait nous. Mais l'être qui se tenait devant moi ce jour-là, n'était ni l'un ni l'autre.

— SERIM !

J'ai entendu ma voix, sous le torrent, l'eau coulait dans une mare de sang. Je ne sais pas pourquoi j'ai hurlé aussi fort, il y avait un étranger sur l'estrade. Je connaissais tous les visages de cette cité, et le sien était aussi flou qu'inconnu. J'ai vu mon corps glisser sur la rampe, j'ai senti mes cheveux se plaquer contre mon front, mes bras nus percuter le béton. J'ai toujours eu peur de la mort. Notre sang et le sien n'avaient pas la même couleur, celui-ci était semblable au basalte altéré de notre colline, une couleur et une odeur de rouille.

— Orion ne t'approche pas !

Je ne l'ai jamais écouté.

A quelques pas de l'infiltré, je me suis penché. Sous une cape immense son corps était camouflé. De plus près, je reconnus alors les traits fins d'une femme. Elle paraissait minuscule, recroquevillée dans cette mare de basalte meurtri. J'avais un instinct et une curiosité trop spontanés, trop impulsifs. Comme un enfant qui découvre la magie, qui oublie de raisonner. Cette nature un peu inconsciente, un peu animale. Je n'ai jamais été guidé par ma raison.

Jusqu'à ce que je la rencontre.

La cape soulevée a filé dans une soudaine bourrasque de vent. Et un corps à l'agonie s'est présenté à moi, le tonnerre de Serim encore en haut de l'amphithéâtre. Reste loin de cette chose ! Eloigne-toi !

Les mains entaillées contre sa poitrine, les habits déchiquetés, la fille a ouvert les yeux et a agrippé mes deux poignets. Une terreur pure sur le faciès, ses pupilles dilatées ont vite fait d'aspirer un morceau de mon âme.

— Aide-moi...

Elle parlait ma langue, mais quelque chose d'étrange tintait dans sa voix, quelque chose d'ancien et à la fois intemporel. La peau halée grisée par le froid, son cou et ses épaules étaient griffés jusqu'au blanc.

Dans son sang, ses cheveux avaient la couleur des enfers. Du feu, je me sentais brûler dans sa poigne. Elle était monstrueuse, les lèvres rouges de ses combats écumaient de son effroi. J'avais peur de la mort et de cette sublime représentation du malin.

— LACHE-MOI !

J'ai hurlé et son regard s'est écarquillé encore plus, les membres à la limite de la convulsion, ses yeux ont viré au blanc, et elle a perdu connaissance. Avant que Serim ne se jette sur moi pour m'éloigner de la fille, j'ai pu voir sur son visage quelques morceaux d'étoiles.

Les enfants de la pluieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant