Chapitre 5

100 15 35
                                    


L'obscurité gagne peu à peu le camp où nous logeons ce soir, transformant cette journée étouffante en une nuit plus fraîche. Je n'ai aucune idée de l'endroit où je suis ce soir, au final, quelle importance ? Je suis claqué, on m'a encore fait randonner toute l'après-midi. Le seul avantage est que la fatigue physique m'empêche de penser.

De loin, Cooper m'interpelle. Pour le dîner, il a prévu de faire cuire plusieurs plats dans les braises et a besoin de moi pour allumer un grand feu de camp. Je n'oublie pas que je dois en quelque sorte payer mon transport. Aussi, je m'active à émincer des légumes, tailler des morceaux de viande, sur les instructions du Ranger. Je transporte les sacs de charbon depuis l'arrière du van jusqu'au foyer. Le guide me passe son briquet pour allumer les flammes. Les braises devront être bien chaudes avant de pouvoir y enfouir nos marmites.

Une fois le feu de camp et le repas lancés, je m'éloigne pour respirer l'air du crépuscule. Le spectacle du ciel est magnifique. La voûte étoilée semble m'engloutir. Ici, au fin fond de l'Outback, les étoiles paraissent plus brillantes que nulle part ailleurs. Il n'y a aucune ville alentour, la nuit est noire d'ébène, accentuant leur scintillement. Les pléiades sont différentes de celles dont j'ai l'habitude en France et je cherche des yeux la Croix du Sud. Après un moment, je repère les cinq points lumineux formant la constellation.

Machinalement, je porte la main à la poche arrière de mon jean. Je m'inquiète en ne sentant pas la sensation familière de la photo. Je plonge la main dans ma poche. Vide. Ma poche est vide. Je manque d'air subitement. J'essaye de reprendre ma respiration mais je me sens suffoquer. Ce n'est pas possible ! Putain !

Je traverse le camp tel un fou furieux et rentre dans la tente. Je retourne littéralement mes affaires. Je fouille fébrilement, cherchant chaque recoin, perdant un peu plus d'air à chaque instant. Mon cerveau n'arrive plus à réfléchir. Pas de photo. J'ouvre la porte de la tente en grand et coure quasiment jusqu'au van. Je dois retourner sur le dernier site où nous avons randonné ! Je l'ai certainement perdue là-bas !

Je scrute sous les sièges, partout dans le véhicule, cherchant le petit carré familier de papier glacé qui saura enfin m'apaiser. Je perds sens de tout ce qui m'entoure. Je ne suis qu'angoisses et terreurs.

Tout ce que je retiens depuis si longtemps me submerge totalement. Mes jambes ne me portent plus. Mes barrages cèdent un à un. Je m'accroupis, la tête entre les mains et me mets à pleurer comme un enfant. De gros sanglots me prennent par vagues, m'empêchant complètement de respirer.

Soudain, dans ma tourmente, je sens une main sur mon avant-bras. La main reste posée longtemps. Un temps infini pour que je me calme. J'ai conscience d'avoir l'air pathétique mais quelque chose a lâché au fond de moi. Quand je relève enfin la tête, je croise le regard de celle à qui appartient cette main compatissante. Je ne suis pas surpris de voir Amy. Aucun jugement dans son regard, elle attend.

- J'ai perdu ma photo, je parviens à articuler au bout d'un moment.

Elle ne rompt pas le silence. Elle semble attendre que je me livre. Alors je lui raconte tout.

Elle ne dit rien, ce qui ne lui ressemble pas, elle m'écoute attentivement pendant que je vide mon cœur. Je vois son visage passer de l'étonnement au choc, de la stupeur à la tristesse. Je crois que cela fait des années que je n'ai plus autant parlé. Les mots s'échappent de moi sans que je puisse les en empêcher, ma gorge me fait mal.

Je ne sais même pas pourquoi je lui confie tout ça. Amy est assise en tailleur en face de moi, ses grands yeux acier me fixent. Elle tourne entre ses doigts une de ses mèches de dreadlocks. Je sentais depuis le début que cette fille démontait les protections que j'avais érigé autour de moi. J'aurai du me méfier.

Je parle longtemps. Je termine par lui parler du message que j'ai reçu de ma sœur. L'invitation pour le mariage. De ma grande sœur à laquelle je tiens mais que je vais devoir décevoir une fois de plus.

Je ne peux pas aller à ce mariage. Revoir tout le monde serait trop difficile, une torture. Ici, je peux me forger une carapace, mais là-bas ? Tout le monde sait ce qu'il s'est passé et je ne veux plus lire la pitié ou la tristesse dans le regard de mes proches.

Quand le flot des mots enfin se tarit, mes sentiments semblent également à sec. Je ne sais même pas exprimer mon état intérieur, je me sens dévasté. Amy, qui n'a cessé de me fixer silencieusement, se relève puis, finalement, elle me dit une phrase censée :

- Arrête de réfléchir et viens manger.

Putain de Miss Dreadlocks ! Je me sens vidé, mais j'accepte la main qu'elle me tend pour me relever. Tel un automate, je la suis. Mon cerveau est éteint. Avoir tout balancé m'a en quelque sorte apaisé. Il y avait tellement longtemps que je gardais ma peine à l'intérieur de moi et que, tel un venin, elle me consumait petit à petit. J'ai l'impression d'être hors de mon corps, hors de ma tête.

Je n'ose imaginer à quoi je dois ressembler à présent mais les autres personnes du groupe ont l'obligeance de ne rien me demander. Je dois pourtant avoir une tête de déterré. Nous prenons place autour du feu de camp où sont déjà assis le reste du groupe. C'est une des soirées les plus irréelles de ma vie. Je flotte dans un état second et c'est une sensation très étrange.

Les plats cuits à l'étouffée dans la braise par Cooper sont délicieux et se vident un à un. Un des potes d'Amy raconte des histoires d'horreur et le groupe se resserre autour des flammes. Cooper enchaine sur des anecdotes de voyage avec son accent australien si marqué. Le couple de hollandais s'enlace et je vois tout l'amour entre eux. Ça rigole, ça crie, ça chante.

Finalement, on me réclame ma guitare à corps et à cri. Un sourire monte sur mes lèvres et j'en suis le premier étonné. Cela me semble étrange. Il doit bien y avoir une éternité que je n'ai pas souri et je suis rouillé. Je me lève pour récupérer ma guitare.

- Chante-nous un truc en français ! réclame Amy

J'ai la voix rauque d'avoir tellement parlé et pleuré plus tôt, mais je m'en fous complètement. Je plaque un accord sur ma guitare et le son de l'instrument se fond en moi. Les paroles de « Petite Marie » de Francis Cabrel s'imposent à moi et je les trouve de circonstance. Je ferme les yeux et laisse le texte m'imprégner. Je chante et son souvenir est partout en moi.

Changer la pluieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant