Chapitre 6

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 L'aube se lève sur un nouveau jour. J'aperçois à travers la toile transparente de ma tente la terre poussiéreuse de la ferme où nous avons dormi. Dans l'enclos plus loin, quelques kangourous et un émeu se partagent le territoire.

Je me sens différent ce matin. Mes confidences de la veille m'ont libéré d'un poids. D'un fardeau que je porte en moi depuis trop longtemps maintenant. Je ne me fais pas d'illusions. Le manque d'elle est toujours là, présent. J'ai un trou béant à la place du cœur que rien ne viendra jamais combler. Je suis amputé pour toujours d'une partie de moi-même.

Mais ce matin, une sensation différente m'habite. Quelque chose de plus doux. Je mets un moment avant de la reconnaître. Pour la première fois depuis une éternité, je me sens vivant. Un sourire affleure et comme la veille, j'en suis surpris. Peut-être que c'est ça, survivre ?

Je sais pourtant que je ne ferai jamais mon deuil. « Faire son deuil » est pour moi une expression horrible, vide de sens. Comme si cela impliquait qu'à un moment donné, le deuil soit terminé. Mais la sensation me semble aujourd'hui plus douce. La perte de la photo m'a fait prendre conscience que je n'avais pas forcément besoin d'un objet pour penser à elle. Elle vit là, au creux de moi, comme si je l'avais intériorisée.

Je me lève doucement et me sens complètement sonné par ces révélations. J'ai le sentiment de m'être pris un KO. Je sors de la tente où Cooper ronfle encore et me dirige vers les sanitaires. Alors que l'eau coule sur mon corps, j'imagine que son flot emmène une part de ma peine avec elle. Lorsque je sors de la douche, la plupart du groupe s'est levé et prend son petit déjeuner.

̶ Hey Kylian, me salue un des potes d'Amy.

Je passe la main dans mes cheveux trop longs encore humides et m'assoit à côté de lui. C'est la première fois que j'accorde un regard à ce grand gaillard roux. Il a, comme Amy, un look transgressif, les oreilles percées d'écarteurs. James, il me semble ?

̶ Quel est le programme aujourd'hui ? je m'entends lui demander.

Putain ! Je dois vraiment me sentir différent, voilà que je fais la conversation maintenant.

̶ On va faire un tour de canoë dans les Gorges de Katherine, intervient Amy qui vient de s'assoir sur le banc en face de moi. J'ai entendu dire qu'il y a des crocodiles là-dedans, ça fait flipper ! ajoute-t-elle en croquant dans une pomme.

Les voilà lancés dans une explication sur la différence entre les crocodiles marins « Salt water » ou d'eau douce « Fresh water ». Ceux d'eau de mer peuvent atteindre 8 mètres de long alors que ceux d'eau douce sont bien plus petits.

Je me sens reconnaissant envers Amy de ne pas se comporter différemment. Même si mon récit de la veille l'a bouleversée, elle n'en montre rien. Je ressens beaucoup d'estime envers elle tout à coup. Elle a peut-être la carrure d'une future avocate finalement ? Elle a beau n'avoir que vingt ans, elle me parait bien plus mûre que beaucoup de personnes dont j'ai croisé le chemin jusqu'à présent.

Je m'étonne de prendre beaucoup de plaisir lors de cette journée, je ris même quelque fois dans le van, surprenant tout le monde. J'arrache l'iPod des mains d'Amy pour passer « If I lay here » de Snow Patrol, je n'en peux plus de ses vieux tubes pourris. Wang doit aimer puisqu'il applaudit et nous adresse un de ses fameux V avec les doigts.

Les Gorges de Nitmiluk à Katherine sont à couper le souffle. La rivière ondule tel un long serpent d'eau entre deux vallées verdoyantes. Je fais équipe dans le canoë avec Maggy, la quarantenaire qui prend son année sabbatique. A mon grand soulagement, nous ne croisons pas de crocodiles, malgré quelques panneaux indiquant leur présence et nous sommant d'être vigilants et de ne surtout pas nous baigner.

Notre embarcation glisse sur l'eau, s'enfonçant de plus en plus au centre des Gorges. Des falaises abruptes aux roches rouges de vingt mètres de haut nous surplombent. Par moments, de longues plages de sable offrent un asile au milieu de ces hautes murailles, ce qui nous permet de faire une pause bien méritée avec Maggy. Cette dernière n'est pas bavarde, fort heureusement.

J'apprends toutefois, tout en pagayant, qu'elle occupait le poste de DRH dans une grande société anglaise. Elle est célibataire et sans enfants et a toujours bossé comme une dingue. A la suite d'un dossier de licenciement particulièrement ardu l'an dernier, elle s'est sentie étouffer, ce qui l'a poussée à prendre cette année de césure. Elle n'a aucune idée si elle va reprendre ou non à son retour. Je ne comprends que trop bien son sentiment.

Flora, Anaïs et moi avions pris en gérance un magasin de musique à la suite de nos études. Flora gérait d'une main de maître les ventes et le commercial, Anaïs tout le côté administratif et les commandes. J'amenais mon expertise de la musique, cherchant les meilleurs instruments à acquérir, renseignant les clients avec passion. C'était notre premier bébé, on avait investi toutes nos économies et notre énergie dans ce projet un peu fou.

Après le drame, tout avait perdu son sens. Déjà, j'avais arrêté de travailler depuis un long moment, passant tout mon temps à l'hôpital avec Anaïs. J'avais complètement perdu contact avec la réalité. Quand tout s'est terminé, la question s'est bien sûr imposée : reprendre ou non ? Bizarrement, tout le monde s'attendait à ce qu'on récupère nos vies, pile à l'endroit où on les avait laissées. Comme si cela était possible. Comme si ce qu'on avait vécu n'était qu'une putain de parenthèse. Alors qu'un raz de marée avait déferlé dans nos vies et que plus rien ne serait comme avant.

Pendant notre longue absence, Guillaume avait pris ma place auprès de Flora, pour la seconder. Je savais que le magasin tournait avec ou sans moi. Avec ou sans nous. J'avais perdu goût à tout. Il m'était impensable de vivre comme avant. C'est à ce moment-là, celui où la vie était censée reprendre son cours, que j'avais déraillé. Et j'avais tout largué, mu par une impulsion plus forte que moi, pour toutes ces raisons et pour bien d'autres que je ne saurais nommer.

Je me reconnecte à l'instant présent, profitant des rayons de soleil sur ma peau, du silence environnant au milieu des Gorges et de la sensation du canoë qui glisse sur l'eau. Je respire longuement, laissant l'air sucré environnant pénétrer mes poumons. Je me sens bien.

Changer la pluieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant