Chapitre 1

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1 mois plus tôt – 2 juin Australie

Je range ma guitare dans son étui. La soirée est terminée, j'ai enchaîné les chansons pop rock dans ce bar du fin fond de l'Outback australien. Le patron me tend une enveloppe avec mon cachet de la soirée. Ce soir, c'est royal, j'ai pu profiter du repas sur place, ce qui n'est pas le cas à chaque fois. Cela fait quasiment un mois que je viens chanter tous les soirs ici. Il est temps de partir.

Je ramasse mon blouson en cuir et salue de la tête le gérant. Je croise en partant le regard d'une femme d'âge mûr, qui m'a observé chanter toute la soirée. Le message qu'elle m'envoie n'est pas très subtil, mais pas ce soir. Je ne suis pas assez au fond du trou pour ça.

Je traverse la rue principale d'Alice Springs. L'endroit est un peu sordide à cette heure. Je croise plusieurs aborigènes qui errent, complètement perdus, depuis qu'on les a arrachés à leur culture et qu'on leur a imposé un mode de vie sédentaire. C'est un triste spectacle, sans compter que l'alcool fait parmi eux des ravages. Je croise mon reflet dans une vitrine à la lumière d'un réverbère et je me fais la réflexion que je n'ai pas l'air beaucoup plus glorieux qu'eux.

Mon look se résume à un vieux jean, un tee shirt tout défraîchi et mon vieux blouson de cuir élimé. Mes cheveux bruns sont beaucoup trop longs et sans coupe. Surtout, mon regard terne et sans éclat se perd dans mon visage creusé.

Je me hâte de rentrer au backpackers où je loge. Ce n'est pas le grand luxe, je partage un dortoir et il ne faut pas craindre les punaises de lit, mais on s'habitue à tout. Peu importe, demain je reprends la route vers une nouvelle destination.

Depuis trois ans ma vie se résume à ça. Voyager où le vent me mène. De ville en ville, à chanter dans les bars ou les restos, quelquefois s'arrêter plusieurs semaines au même endroit pour renflouer les caisses avec un job plus stable. Ne pas rester trop longtemps. Ne pas s'attacher, jamais. Ce soir ici, demain ailleurs.

Le lendemain, je ramasse ce qui me tient lieu d'affaires. Ma vie se résume à un sac à dos rempli de fringues et un étui à guitare. Pathétique. Ma guitare est ce qui me reste de plus précieux. Ça, et la photo que je trimballe sans arrêt dans la poche arrière de mon jean.

Je me dirige vers la réception du backpackers afin de régler la nuit. Je demande quelle est la direction de Darwin, la réceptionniste m'informe qu'un minibus d'excursion d'Australian Tours s'y rend justement. Si je le veux, elle peut demander au guide s'il serait d'accord de me prendre avec eux. Je ne suis pas sûr de vouloir. Je n'ai aucune envie d'être sociable, et encore moins de me mêler à une bande de touristes. Mais je sais aussi que je suis au milieu du désert australien et que les villes sont rares. Je dois quitter Alice Springs.

Vais-je trouver un autre véhicule pour me prendre en stop ? La mort dans l'âme, je me résigne donc à accepter l'offre de la réceptionniste.

- C'est arrangé, me dit-elle en revenant vers moi dix minutes plus tard. Le guide accepte de te prendre gratuitement. Faudra juste lui filer un coup de main pour la logistique, en contrepartie du voyage.

J'acquiesce, c'est dans mes cordes, et je n'ai pas vraiment de meilleure solution pour le moment. Cooper, le guide, est un cliché à lui tout seul. La peau basanée par trop de soleil, chapeau de ranger, accent australien à couper au couteau. Je m'installe devant dans le minibus, bien décidé à ne parler à personne. Quand le véhicule est enfin rempli, nous prenons la route.

Ça jacasse sec à l'arrière, chacun se présentant, voulant savoir qui avait visité quoi jusque-là. Un couple de hollandais aux visages rouges fait a priori un voyage de noces, une femme brune d'une quarantaine d'années se prend une année sabbatique. Un jeune asiatique ne parle pas un mot d'anglais. Puis il y a le clan des jeunes, qui s'offre un tour de l'Australie, avant de quitter définitivement le monde adolescent et étudiant.

- Et toi ? Que fais-tu là ? m'apostrophe une des jeunes.

Elle porte des baggys et des dreadlocks. Son visage fin est mangé par de grands yeux d'un bleu glacier. Je ne réponds pas, mais cela ne semble pas la décourager pour autant.

- Comment tu t'appelles ? Tu voyages seul ?

- Kylian. Oui. Et j'aime le silence, je grogne

- Oh ça va, s'indigne-t-elle, je demandais pour être sympa.

- Ben abstiens-toi à l'avenir.

Ma remarque a l'air de la moucher, car elle se rassoit au fond de son siège et cesse de m'importuner. La route défile devant mes yeux. La splendeur de ce continent australien dans tout ce qu'il y a de plus brut. De la poussière rouge à perte de vue et cette route interminable qui s'étale tel un serpent sans fin. Par moment, j'aperçois un aigle planer au-dessus de nous.

Il y a un stop à la mi-journée pour faire le plein d'essence et se ravitailler. J'aide Cooper à préparer les sandwichs. Mon visage doit être tellement fermé que personne n'essaie de me parler. Tant mieux. Le minibus d'Adventure Tours se dirige à présent vers Uluru. Il nous faut une journée entière de route depuis Alice Springs, pour rejoindre le site aborigène sacré, situé au cœur du parc national d'Uluru – Kata Tjuta et que les occidentaux nomment également Ayers Rock.

La visite n'est prévue que le lendemain matin à l'aube, aussi notre groupe s'arrête pour passer la nuit dans un camp. Le confort est rustique, car il est prévu de dormir à même le sol dans un swag. Ce gros sac de couchage avec un mince matelas de mousse intégré était la seule protection des premiers colons en expédition dans le bush. Putain ! Quand on sait le nombre de bestioles mortelles qui se baladent en Australie, je ne fais pas le fier. En outre, la nuit s'annonce très froide. Les températures nocturnes chutent beaucoup, pouvant descendre aux alentours de 10 degrés, même en plein mois de juin.

J'assiste à nouveau le guide pour la préparation du repas du soir et nous nous installons tous autour d'un feu de camp pour manger nos brochettes de viande de kangourou. Le jeune asiatique a l'air surexcité depuis qu'on est partis mais, ne pouvant exprimer son enthousiasme verbalement, il fait le signe de la victoire à tout bout de champ. Pour me donner une contenance, et aussi parce qu'il n'y a que ça qui m'apaise, je sors ma guitare et commence à chanter d'une voix grave « Knocking on Heaven's Door », la version des Guns N' Roses. L'étoile tatouée sur le dos de ma main droite prend vie à mesure que je gratte les cordes. Je me détends enfin un peu pour la première fois de la journée. Miss Dreadlocks doit le sentir, puisqu'elle retente une approche.

- Tu joues super bien ! C'est quoi ton registre ? Tu fais ça souvent ? Tu chantes professionnellement ? Tu es français ? C'est quoi ton tatouage ?

- Quand tu poses des questions, tu ne fais pas semblant, je daigne répondre

- Tu es toujours aussi con ?

Sa remarque me pique plus qu'on ne peut l'admettre. Depuis quand me suis-je transformé en ce robot dépourvu de sentiments ? Je ne ressens rien. Depuis trop longtemps maintenant, je me sens mort. Comment vivre quand on est mort ? Cela fait trois ans que je me pose la question.

Changer la pluieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant