Chapitre 8

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Aéroport de Sydney – 1er juillet

Assis sur un siège en plastique au milieu du hall des départs, je regarde défiler des anonymes autour de moi. Leur ballet apaise étrangement la terreur au fond de moi. A ce moment précis, je ne sais plus ce qui m'a poussé à prendre la décision de rentrer. J'ai une envie terrible de rebrousser chemin et de retourner à cette non-vie qui est la mienne depuis trois ans. Je me sens affolé. Perdu. C'était prévisible.

Je jette un coup d'œil aux panneaux d'affichage des départs. Le vol pour Hong Kong est prévu pour dans deux heures. Je ne serai ensuite qu'à deux avions de chez moi. Londres. Marseille. Le sud de la France. Une fois encore, une vague de peur me terrasse. Mes yeux tournent affolés et cherchent à se poser, pour tenter de retrouver un semblant de calme. J'ai l'impression d'être en apnée.

Puis je les aperçois. Cette petite famille. Le père court après sa fille de 18 mois. Elle rit aux éclats de savoir que son père la poursuit. Elle s'enfuit à toutes jambes, laissant s'échapper un son cristallin. De temps à autre, elle vérifie derrière elle, s'assure que son père la suit bien, qu'elle est libre, mais en sécurité. La mère est assise plus loin et observe le ballet d'un œil attendri. Elle a ce visage de maman : fatigué, énervé et aimant tout à la fois. Le doux mélange que peuvent ressentir les parents à chaque instant.

Je n'arrive plus à détacher mon regard d'eux. Je suis comme hypnotisé. Finalement, l'embarquement est annoncé. Je me mets dans la file et présente mon passeport à l'hôtesse. Elle l'observe longuement, se demandant certainement si l'individu débraillé et décoiffé devant elle est la même personne que sur la photo.

Lorsque je prends place dans le siège de l'avion, je vois que la petite famille est assise juste le rang devant moi. La petite ne fait que se retourner et me fixer de ses grands yeux. Comme si elle lisait le fond de mon âme. Elle me tend la main par-dessus le siège en babillant. Je cherche un cachet dans mon sac. Amy m'a filé un truc contre l'angoisse et pour dormir avant de partir. Je la bénis à cet instant. Mon ange gardien. J'avale le comprimé avec un peu d'eau. Et pour ne plus voir la petite fille, je ferme les yeux.

Lorsque je me réveille plusieurs heures plus tard, l'avion est plongé dans la pénombre. La plupart des passagers sont en train de dormir, ou de regarder un film. Je suis heureusement assis côté couloir, aussi je ne dérange personne lorsque je me lève pour aller aux toilettes. La petite dort du sommeil du juste sur l'épaule de son père. Il a l'air de souffrir le martyre mais ne bougerait pour rien au monde, de peur de réveiller sa princesse. Je détourne le regard.

L'hôtesse a commencé la distribution des repas lorsque je reprends ma place. Je ne sais plus dire l'heure qu'il est, mais pour une fois, j'ai faim. J'avalerais n'importe quoi, même leur nourriture industrielle. Le papa devant moi vient de se lever, sa fille réveillée dans les bras. Il me demande si il peut me la confier le temps qu'il aille aux toilettes, comme sa femme dort. Je n'ai pas vraiment le loisir de répondre qu'il me colle la petite sur les genoux. Comme tout à l'heure, elle me fixe. Elle tend sa petite main potelée et me touche la joue. Ses cheveux ont une odeur de petite madeleine.

Quand son père la récupère, mon angoisse a repris beaucoup trop de terrain, je décide donc de mater un film. Un truc bien sanglant, histoire ne plus penser. Un film de guerre, parfait. Je mastique le poulet caoutchouteux de mon plateau repas. J'ai à peine le temps de voir s'afficher le générique de fin que l'avion amorce déjà sa descente. Et merde! Plus que deux avions... Le temps semble défiler étrangement trop vite. Après ces onze premières heures de vol, je sors de l'appareil avec soulagement. J'abandonne là la petite famille. La fillette me fait coucou de la main.

J'ai quatre heures d'attente à tuer avant de prendre mon deuxième avion, pour un nouveau trajet d'une durée de neuf heures. Je ne me souviens plus de mon voyage aller. J'étais dans un état second, enfermé dans ma souffrance. Mes souvenirs de cette période sont vraiment flous. Aujourd'hui, mes sens me semblent au contraire aiguisés. Mon cœur ressent le danger comme jamais. Je tente de me raisonner, ce retour, je l'ai choisi. Je vais l'assumer. Ça sera certainement dur, mais pas plus que ce que j'ai déjà vécu jusqu'ici. Je n'ai encore une fois aucune idée de ce qui va m'arriver, mais je vais tenter de me faire confiance. Me reconstruire petit à petit.

Le reste du voyage me semble passer en un clin d'œil. Le deuxième vol se termine, puis le troisième... C'est fou que le temps s'accélère ainsi lorsqu'on redoute ce qui va se passer. Depuis le hublot de l'avion, j'aperçois le soleil briller sur la mer Méditerranée et la cité phocéenne. Je n'ai prévenu personne de mon retour. Officiellement, je peux encore être un anonyme pour quelques heures. Je ne sais même pas ce que je vais faire. Je me sens épuisé par le voyage et les émotions qui me submergent.

Après avoir récupéré mon étui à guitare sur le tapis roulant du hall des arrivées, je hèle un taxi. L'air chaud et écrasant de ce mois de juillet m'enveloppe et l'accent chantant du chauffeur me fait sourire. Bienvenue à la maison. Il me dépose devant le premier hôtel miteux à la sortie de l'aéroport. Je récupère la clef à la réception, prends l'ascenseur jusqu'au deuxième étage et enfin m'affale sur le lit. Je m'endors d'un seul coup, écrasé de fatigue et par le décalage horaire. Demain, il sera temps d'affronter.


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