L'Implicite était bondé et une épaisse vapeur flottait sous les plafonds bas, rendue bleutée par l'éclairage feutré. L'air était saturé de l'odeur de l'opium, cette odeur de résine qui prenait à la gorge. Étendu sur la natte, Théophraste savourait les premiers effets des quelques pipes qu'il venait de fumer. L'Oriental, face à lui, ressemblait à une silhouette fantasmatique dans cette atmosphère étrange. Son regard accrocha son épaule dénudée par un vêtement trop lâche.
— Encore une, monsieur ? demanda l'asiatique avec son accent prononcé.
Théophraste fit non de la tête et roula sur le dos, rassemblant ses esprits. Il se leva, légèrement étourdi, et gagna l'autre salle du vapo-bar, plus fréquentable. On y respirait une vapeur plus légère, soi-disant moins toxique, mais qui produisait la même addiction. Peut-être même plus sournoise sous ses odeurs légères et boisées, fraîches, et l'étiquette « vapeur » aux airs de modernité bienfaitrice. La vapeur qui, couplée à la mécanique et à quelques prodiges d'ingénierie, avait décloisonné les nations, les peuples et les rêves.
Théophraste avait toujours connu les engins à vapeur, les trains sur leurs rails de fonte et les ballons dirigeables. Il faisait partie d'une jeunesse qui rêvait d'ailleurs et se sentait coincée dans une société qui ne leur correspondait plus. Certains trouvaient le courage de partir, s'embarquant sur des bateaux pour le bout du monde, devenaient soldats ou explorateurs, d'autres trouvaient le frisson en s'encanaillant dans les vapo-bars à la mode, s'enivrant de fumées pour oublier qu'ils n'avaient pas le cran de les réaliser.
Théophraste ne savait pas quoi faire de sa vie. Il fréquentait les bancs de l'université pour tromper son ennui et échapper au destin que son père avait tracé pour lui. User ses fonds de culotte sur la chaise d'un bureau de l'institution municipale ne l'enchantait guère. Il ne se voyait pas embrasser la carrière de fonctionnaire comme les autres hommes de sa famille. Lui, ce dont il rêvait, c'était de parcourir le ciel, mais il n'avait jamais eu le courage de s'engager que quelque aérostat que ce soit.
Dans la salle des vapeurs, Théophraste retrouva les amis qu'il avait accompagnés. Il prit un verre de liqueur avec eux puis les abandonna afin de prendre l'air. À l'extérieur, l'air frais de ce début décembre le revigora et chassa la douce langueur que l'opium lui avait procuré. Il remonta le col de sa gabardine, fourra ses mains dans ses poches. Il marcha jusqu'au bout de la rue, sachant qu'il déboucherait sur les quais et les hangars de la Compagnie aéronavale anversoise. Il y avait toujours assez de lumière pour apercevoir ces immenses cargos volants posés sur les plateformes, ces coques de métal riveté aux reflets de cuivre et de bronze, aux puissants moteurs assourdissant, qui chauffaient le gaz présent dans les ballons qui les surplombaient, jusqu'à les faire décoller. Il avait conservé ses yeux d'enfants lorsqu'il se tenait comme cette nuit-là, à quelques pas de ces immenses navires aériens. Pour lui, cela relevait de la magie que de tels engins puissent voguer dans les nuages, alors que, pour ses parents, ce n'étaient que des monstres infernaux.
Certes, ils n'avaient pas tout à fait tort. La mauvaise réputation des aérostiers n'était pas totalement usurpée. Théophraste y venait justement sur les quais de la Compagnie pour le frisson de côtoyer ces inquiétants marins au long cours, à terre pour quelques heures ou quelques jours, profitant des plaisirs de l'opium et des bordels, avant de remonter dans leurs ballons dirigeables et de filer dans les airs. Ils semblaient un peu dangereux, souvent barbus, mal peignés, leurs uniformes froissés et le regard vide sous l'effet des drogues qu'ils absorbaient dans les bouges du quartier. Théophraste se disait toujours que cela allait mal tourner ; qu'un jour, l'un de ces rugueux capitaines le traînerait dans un coin pour assouvir ses désirs. Ces hommes-là devaient avoir des conquêtes dans tous les ports aériens de Paris à Pékin.
Encore un peu étourdi, Théophraste tituba le long du quai, en direction de la mer. L'air y était plus léger, mais chargé des relents de charbon et de métal chauffé provenant des immenses machines volantes. De vastes plate-formes d'acier servaient à arrimer les aéronefs de toutes sortes.
Alors qu'il dépassait les derniers bâtiments de l'administration portuaire, Théophraste le vit. Un capitaine. Les galons de sa veste le prouvaient. Assis sur le muret, à quelques pas seulement, les épaules voûtées et les mains jointes, il était à peine éclairé par le réverbère derrière lui. Les flammes du bec de gaz traçaient sur son uniforme bleu marine des ombres mouvantes. Le regard dans le vide, il semblait abattu. Contrairement à ceux que Théophraste croisait dans les établissements peu fréquentables du quartier, ce capitaine était soigné, la cravate serrée et droite, le gilet boutonné, bien coiffé.
Le jeune homme demeura campé là, à l'observer, subjugué. Il l'entendit soupirer. L'homme l'intriguait. L'attirait. Il s'approcha.
— Vous allez bien ? lança-t-il.
— Hum ? fit le capitaine, surpris dans ses pensées.
— Cela n'a pas l'air d'aller.
Le capitaine leva enfin les yeux vers le jeune homme qui l'interpellait. Leurs regards se croisèrent, se capturèrent, ne se lâchèrent plus.
— Que fait un p'tit gars comme toi par ici ? C'est n'est pas un endroit pour les garçons dans ton genre.
— Je sais.
Nouveau soupir.
— C'est dangereux, insista le pilote d'aéronef.
— Je sais.
Théophraste était toujours incapable de bouger, comme une biche innocente dans les phares de ces nouvelles voitures à moteur qui sillonnaient la campagne.
— T'es un de ces bardaches qui grouillent dans les ports ? reprit le capitaine.
— Non m'sieur.
— Qu'est-ce que tu fous là alors ?
— Et vous ?
— J'essaie d'oublier.
— Oublier quoi ?
— La solitude.
— Je suis là, moi, répondit Théophraste avec aplomb.
L'opium, sans doute, qui lui conférait un drôle de courage.
Le fier capitaine esquissa un sourire et se leva lentement. Il s'approcha du jeune homme. Il tendit la main vers sa joue, si fraîche, si douce. Ses grands yeux gris brillaient légèrement dans la pénombre de la nuit.
— Serais-tu prêt à me suivre ?
Théophraste hocha la tête.
— Je veux te l'entendre dire, fit le capitaine tout en lui caressant la joue.
— Oui, je vous suivrai au bout du monde, murmura-t-il.
— Je ne t'en demande pas tant ! sourit le pilote. Suis-moi déjà dans ma cabine.
Il saisit la main de Théophraste et le conduisit jusqu'à l'énorme dirigeable stationné au bout du quai. Le jeune homme aperçut le nom du cargo peint sur la coque mais le mot lui était inconnu. Le pilote était-il étranger ? Il n'eut pas le temps de s'appesantir sur la question. Ils remontèrent la passerelle ; leurs pas rapide firent un bruit du tonnerre dans le silence de la nuit. À la faible lumière électrique qui éclairait les coursives, ils gagnèrent la cabine du capitaine, avec son hublot, son mobilier spartiate et ses instruments de cuivre et de laiton.
Théophraste s'accrochait à la main du pilote. Son fantasme était sur le point de se réaliser. Point de soudard ou d'opiomane, mais un gentleman qui le dévêtit avec délicatesse avant de l'étendre sur la couchette étroite, à peine suffisante pour eux deux. Lorsqu'il prit sa bouche, avec cette même détermination tranquille, Théophraste se sentit fondre. Il s'offrit corps et âme sous les douces caresses de l'homme, sous ses baisers empreints de tendresse. Envoûté par ce mélange de force et de douceur, il ne put lui refuser ce qu'il avait de plus intime, et de plus précieux. Ses soupirs emplirent l'espace exigu de la cabine tandis que leurs corps se mouvaient à l'unisson...
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A bord du Liberté
Science FictionJeune bourgeois anversois, Théophraste se perd un soir sur les quais des ballons à vapeur. Il y fait la rencontre, magnétique, d'un capitaine au charme brut qui l'entraîne sur son vaisseau pour une nuit de plaisir. Théophraste réalise l'un de ses fa...