Bienvenue à bord - 3

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Théophraste se réveilla dans un lieu inconnu. Le lit n'était pas le sien, dans la demeure familiale. La table de travail, suspendu au plafond de la cabine par des chaînes de bronze, était couverte d'instruments de navigation, de cartes grand format et d'un épais carnet relié de cuir. Non, il n'était clairement pas chez lui.

Le hublot, par lequel se déversait une lumière à peine suffisante, fit remonter ses souvenirs. L'aéronef ! Le pilote mélancolique ! Théophraste ramassa hâtivement caleçon, pantalon et chemise, s'en revêtit et sortit de la cabine. Il était incapable de s'orienter ; la veille, il s'était contenté de suivre aveuglément son amant. Il perçut des voix et un vrombissement général. Les machines étaient-elles en marche ?

Au bout de la coursive, il trouva un escalier. De la lumière provenait d'en-haut, tout comme les voix. Il grimpa. Tout l'avant du vaisseau était vitré, une lumière abondante se déversait sur la passerelle de commandement. Au centre, la barre était commune aux bateaux, grande roue de bois et de métal patiné, munie de poignées. Quelques pas derrière, il y avait le fauteuil du pilote et sur le côté, celui du second. Le capitaine se tenait devant la barre, les mains croisées dans le dos. Il se retourna en attendant Théophraste faire irruption sur la passerelle. Les conversations des deux autres membres de l'équipage se turent à son arrivée.

— Alors mon jeune ami, toujours prêt à me suivre jusqu'au bout du monde ? Sinon, il te reste quelques minutes pour quitter ce vaisseau.

Théophraste le trouva bien culotté. Il ne l'avait pas réveillé et maintenant, il le sommait de décider. Certes, il avait eu la nuit pour réfléchir et déjà pris sa décision, mais il n'avait plus le temps d'aller chercher ses effets personnels. Tant pis.

— Je vous suis, annonça-t-il.

— Alors viens par ci. Le ballon va bientôt décoller.

Les vibrations se firent plus intenses sous les pieds de Théophraste. Devant le capitaine, sur le pupitre des commandes, des aiguilles s'agitaient dans des cadrans. Il n'avait aucune idée de la signification de tous ces chiffres. Il fut néanmoins rassuré qu'aucune de ces aiguilles n'atteignent la zone rouge.

— Où allons-nous ? osa-t-il demander.

— Syracuse, puis Cracovie, répondit un jeune homme de quelques années son aîné, portant lui aussi l'uniforme de la compagnie anversoise. Nous avons à notre bord une cargaison de fleurs que nous échangerons contre des agrumes, et nous reviendrons à Anvers à vide, sauf si Aloysia nous trouve de quoi remplir les cales.

Aloysia devait être la femme à la chevelure grise assise sur le côté. Elle lui adressa un sourire bienveillant.

— Cela te convient-il ? lança le capitaine.

Théophraste, qui n'avait jamais voyagé bien loin, hocha la tête, le regard plein d'étoiles. Le capitaine esquissa un sourire et décrocha le cornet à sa droite.

— Passerelle à salle des machines. Sommes-nous prêts à décoller ?

La réponse se fit entendre sur toute la passerelle.

— Paré capitaine !

— Alors on y va.

Le capitaine poussa lentement une manette, tira une poignée et peu à peu, l'immense ballon se mit en branle. Il ne quitta pas ses cadrans des yeux, la mine concentrée. Théophraste regarda les plate-formes d'arrimage et les autres dirigeables s'éloigner et devenir tout petits. Bientôt, ils furent au-dessus de la mer. Le capitaine manœuvra la barre, leur faisant faire demi-tour. Ils s'élevèrent encore et survolèrent les toits d'Anvers. Aloysia lui fit signe de venir près d'elle, sur la banquette en cuir rouge, au lieu de rester planté au milieu de la passerelle. Il la rejoignit et s'approcha de la fenêtre. Le spectacle était splendide, mais, à se penser ainsi, il commença à en avoir le tournis. Puis il eut la sensation que le vaisseau tanguait. Il dut se raccrocher à la barre, sous la vitre.

— Oh là là, tu deviens tout vert ! s'exclama Aloysia. Viens, suis-moi avant de vomir sur la passerelle. Tu as le mal de l'air ?

Théophraste haussa les épaules. Il n'en savait strictement rien, il n'était jamais monté sur un aéronef avant ce jour.

Juste en bas de l'escalier, elle le poussa dans des latrines et referma la porte derrière lui.

— Je reviens !

Le jeune homme se courba au-dessus de la cuvette, nauséeux. La porte se rouvrit et elle lui tendit une sucette de sucre vert.

— Prends ça, ça te fera du bien.

Le bâtonnet avait un goût de menthe. Elle lui tendit un sachet rempli de sucettes identiques.

— Pour ton séjour parmi nous, au cas où. Moi aussi je suis malade parfois, quand le roulis est trop fort.

— Une manière de me dire que ça arrive à tout le monde ?

— C'est ça.

Il la trouva sympathique.

— Moi c'est Théophraste.

— Aloysia, mais tu le sais déjà. C'est moi qui tiens les cordons de la bourse ici.

Le jeune homme réalisa qu'il n'avait que quelques francs au fond de ses poches pour tout le voyage. Manquer d'argent était inédit. Et comment allait-il payer l'envoi d'un message à sa famille ? Il avait entendu dire que les ports acceptaient toutes les devises, on prendrait peut-être ses francs.

— On y retourne ? proposa-t-elle.

Il opina.

— Au fait, c'est quoi le nom du capitaine ? se renseigna-t-il.

— Et bien... Capitaine, répondit-elle avec un clin d'œil.

— Tu te moques de moi.

— C'est le seul nom que nous lui donnons.

Théophraste en resta les bras ballants. Il s'était offert pour la première fois à un homme dont il ignorait le nom. Dans quoi s'était-il fourré ? Il n'était vraisemblablement pas fait pour l'aventure. 

A bord du LibertéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant