Voir Paris - 6

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 Mariusz avait réussi à dormir quelques heures, néanmoins, il ne faisait pas encore jour lorsqu'il se glissa discrètement hors de la pension. Bien qu'ils fussent le jour de Noël, la station grouillait d'activité. On ne faisait jamais escale longtemps à Paris, un ballon deux fois plus gros que le sien se posa, effectua une lente descente verticale. Voir de tels engins, pesant plusieurs centaines de tonnes, manœuvrer avec autant de délicatesse, avait toujours quelque chose de merveilleux, d'impossible, et pourtant, ils volaient. Et bientôt, ils voleraient encore plus loin, il avait entendu parler d'un vol transatlantique... Un crieur passa à proximité, détournant son attention de l'immense cargo.

— Coup de poignard et suicide à la station ! Tout sur les circonstances du drame ! Un aristocrate impliqué !

Le capitaine donna une pièce à l'adolescent en échange d'un exemplaire. En page trois, un reporter avait brossé le portrait des protagonistes.

— Tissu d'inepties ! grommela-t-il à mesure de sa lecture.

Certes, il s'agissait d'un crime passionnel mais les mœurs quelques peurs originales d'Aristide l'avait conduit à les imaginer en ménage à trois. Il avait fait de l'aristocrate un tragique pervers. Lui-même en prenait pour son grade. Marin aux mœurs tout aussi dissolues, canaille dévergondant les gentilshommes de la bonne société parisienne, c'était tout juste s'il n'était pas porteur d'une maladie vénérienne. Par chance, personne ne connaissait Théo et à part deux lignes, son honneur était sauf. Il était « la victime », voire « la triste victime ». Cela lui importait plus que le reste.

Tournant la page, il découvrit un autre portrait. Celui des pilotes et de l'équipage qui avaient traversé l'Atlantique, de Plymouth à New York à bord d'un dirigeable novateur. L'appareil, en photographie, était impressionnant. Trois réserves d'hélium dans un ballon central et deux latéraux qui assurant une plus grande stabilité aux courants marins, une coque effilée et permettant une autonomie de cinq jours. Il n'en avait fallu qu'un peu plus de trois aux deux pilotes pour traverser l'océan dans sa partie nord, mais cela ouvrait la voie aux vols longs courriers sans escale. Les hommes et les marchandises allaient pouvoir voyager plus vite et plus loin.

Leurs ballons ne ressemblaient déjà plus en rien aux premiers aérostats de monsieur Montgolfier qui avaient volé, pour la première fois, cent-vingt-cinq ans plus tôt seulement. À présent, avec la maîtrise des gaz, des métaux et de la vapeur, et les appareils de navigation qui calculaient les trajectoires et les positions en cours de vol, ils pouvaient sillonner le monde. Mais traverser les océans, sans ravitaillement donc, était le dernier grand challenge à relever, et c'était chose faite. Une nouvelle révolution était en marche.

À côté de ça, les courageux pilotes qui se lançaient dans l'aventure, qui convoyaient les oranges que les Parisiens aimaient tant ou le fer dont ces grands industriels avaient tant besoin, étaient repoussé à la marge de la société, vu comme des êtres étranges, asociaux, atteints de maladie, comme s'ils étaient la lie de la société. Des gens utiles, mais pas fréquentables. Dont on ne s'étonnait pas qu'ils fussent au cœur d'un crime de jalousie, voire qui les attiraient, en attisant de troubles passions dans le cœur des honnêtes gens. Mariusz avait hâte de repartir sur le Wolnosc. Sa liberté. Rester trop longtemps à terre ne lui réussissait pas. Il n'était pas fait pour fouler le sol, où, de toute façon, personne ne désirait sa présence. Ce fut le cœur lourd, plein d'amertume, qu'il se dirigea vers le quai des cisnes. Il paya son trajet et descendit à l'île de la cité.

Le cerbère de la veille avait laissé place à une religieuse âgée qui voyait mal malgré les verres épais de ses lunettes. Elle lui indiqua où se trouvait son ami et fit venir une infirmière pour lui expliquer son état. Elle s'arrêta dans un couloir du deuxième étage, juste avant de grandes portes closes.

— Votre ami a perdu beaucoup de sang à cause de sa blessure et de l'opération. Est-ce que vous avez déjà entendu parler de transfusion, capitaine ?

— Oui, j'étais sur le front en 1870.

En revanche, il ne précisa pas de quel côté. La guerre, qui avait commencé entre la France et la Prusse, avait entraîné l'engagement d'autres nations. Le conflit avait touché la moitié de l'Europe, il était question des ressources en charbon et donc du « steam », la puissance d'un État lié à sa capacité à produire de la vapeur, et de toute l'industrie qui y était liée. L'affrontement avait pour enjeu également les empires coloniaux. Durant ce conflit, qui avait duré plus de cinq ans, la médecine avait fait des bonds de géant. Il fallait soigner des soldats blessés par des machines inconnues jusque là, dont les dégâts étaient épouvantables.

— Donc vous savez comment cela fonctionne ? Nous avons dû injecter du sang à votre ami pour stabiliser son état. Cependant, il n'a pas encore repris connaissance. Mais aucun signe de fièvre, ce qui est plutôt bon signe pour la suite.

— Est-ce que je peux le voir ?

— Oui, quelques minutes, les patients dans cette salle ont besoin de repos.

— Bien sûr.

Elle lui ouvrit la porte.

Une douzaine de lits s'alignaient de chaque côté d'une allée centrale, parfois séparés par des paravent de tissu blanc. Théophraste était étendu sur l'un d'eux, aussi pâle que ses draps. Ses traits étaient creusés et ses yeux cernés de gris. Mêmes ses jolies lèvres avaient perdu de leur couleur. Un pansement sur son bras indiquait l'endroit où on l'avait relié à un réservoir de sang, un autre entourait toute sa taille. Il résista à l'envie de le couvrir car, les épaules nues, il aurait dû avoir froid. Il caressa ses cheveux collés par la sueur puis sa joue ; la repousse de sa barbe la rendait piquante. Sa peau était tiède, malgré tout, et il respirait. Même s'il n'était pas sorti d'affaire, c'était déjà un soulagement de le savoir en vie. Théo était jeune, fort, il avait envie de vivre. Il lui avait dit qu'il le suivrait au bout du moment, et il n'y était pas encore, au bout du monde, ni au bout de leur histoire. Il ne s'était pas abandonné à la haine, détester Ari ne mènerait plus à rien puisqu'il n'était plus là pour subir ses foudres, mais il le détesterait dans cette vie et dans les suivantes si jamais Théo venait à mourir par sa faute.

L'infirmière réapparut, lui signifiant qu'il devait partir. Faisant fi de son opinion, il déposa un tendre baiser sur la bouche de Théophraste. Puis il la suivit sagement.

Son équipage s'inquiétait quand il fit son apparition à la pension. Ils l'y attendaient après être allés voir au ballon s'il n'y était pas. Il leur donna des nouvelles de leur ami puis Jan et Sabine repartirent pour le dirigeable et se mirent au travail. Aloysia chercha une cargaison à convoyer pour au moins gagner un peu d'argent avec leur retour à Anvers. Le capitaine gagna le poste télégraphique afin d'envoyer un message de condoléances à la famille d'Aristide, sans toutefois préciser son identité. Il était sincèrement navré de ce qui arrivait. La honte rejaillirait sur eux. Ce n'était pas ce qu'il avait souhaité. Il aurait tant souhaité que tout soit différent. En fait, s'il devait y avoir un responsable, c'était eux, cette famille qui l'empêchait d'être lui-même. C'était pour eux qu'il avait choisi le suicide. Emporter Théo avec lui était le geste d'un désespoir profond qu'il traînait comme un bagnard son boulet depuis trop longtemps. Mariusz s'estimait chanceux, d'une certaine manière. Sa proximité avec un homme de la ville, un homme fait, avait fait jasé – à juste titre – mais il avait gagné la liberté d'agir comme il l'entendait. La vie avait été rude pour l'adolescent qu'il était alors, avant de s'engager dans l'armée, mais il n'avait jamais dû cacher ses préférences. Faire preuve de discrétion, oui, mais à présent, alors qu'Ari jouait toujours un rôle et se glissait dans les ombres de la nuit pour rejoindre les bordels, il vivait à bord de son propre ballon avant l'homme qu'il aimait. Être à la marge de la société avait du bon.

A bord du LibertéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant