Voir Paris - 1

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 Théophraste fut tiré de sa sieste par de violentes turbulences. Pourtant, la météo n'en annonçait pas. Les conduites de vapeurs émettaient d'étranges protestations. Il n'avait jamais rien entendu de tel depuis qu'il faisait partie de l'équipage. Il se précipita hors de la cabine, courant vers la passerelle. Il ouvrit la porte à la volée. Aloysia vociférait dans la radio pour supplanter le bruit des alarmes du tableau de bord. Ils allaient tenter un atterrissage d'urgence. Le capitaine actionnait les manettes, s'acharnant à ralentir leur chute malgré le système hydraulique déficient. Il se dirigea vers la barre et tenta de garder le cap.

— Le champ, là ! ordonna le pilote. Évite les bâtiments !

Saisissant fermement les poignées du grand anneau de bronze, bandant les muscles pour résister aux vibrations des gouvernails à l'autre bout du système, il voyait le sol se rapprocher trop rapidement. Ils allaient s'écraser !

— Vire ! Bâbord !

Il s'exécuta et mit le dirigeable dans l'axe du vaste terrain dépourvu du moindre bâtiment. Tirant de toutes ses forces sur le manche des gaz, le capitaine parvint à utiliser le reste de vapeur pour relever un peu le nez de leur ballon cargo. La coque de métal frôla le sol dans une terrible secousse, rebondissant avant de le heurter à nouveau. La force du choc les projeta en avant puis en arrière. Théophraste s'agrippa de toutes ses forces à la barre qui ne dirigeait plus rien. Il y eut un bruit de tôle froissée, le cri d'Aloysia renversée sur la passerelle métallique puis l'ultime impact. La cargo, dans son élan, glissa sur la pelouse trempée avant de s'arrêter définitivement.

Théophraste tomba à genoux, ses jambes ne le tenant plus. Son cœur battait si fort qu'il n'entendait plus rien d'autre. Un vague bruit de sirène lui parvenait, sans qu'il puisse dire si c'était à l'intérieur du ballon ou à l'extérieur. Clignant des yeux, il tourna lentement la tête vers le poste de pilotage. Assis dans son fauteuil, le capitaine avait les yeux clos et respirait vite.

— Tu vas bien ? parvint-il à demander.

Le capitaine ouvrit les yeux.

— Secoué, et toi ?

— Je suis entier.

— Aloysia ?

Leur acolyte était étendue sur le plancher. Elle leva le bras, pouce en l'air. Ils se remirent tous les deux debout pour l'aider à se redresser. L'intendante du ballon était quitte pour une belle bosse sur le côté de la tête.

— Ça va, ça va, répéta-t-elle.

Le capitaine claudiqua vers le poste de pilotage et saisit le cornet qui le reliait à la salle des machines :

— Jan, Sabine, vous m'entendez ? Jan ? Sabine ?

— Cap'taine ? répondit un Jan essoufflé. Tout l'monde va bien ?

— Oui, et vous ?

— Ça va.

Un appel à la radio attira leur attention.

— Capitainerie à Wolnosc, vous m'entendez ?

— On vous entend.

— Y a-t-il des blessés ?

— Non, nous allons bien.

— Ne bougez pas, nous allons stabiliser votre ballon afin que vous puissiez sortir.

— Entendu. Terminé.

Le capitaine coupa la communication avant d'annoncer qu'il descendait en salle des machines. Théophraste resta devant les baies vitrées qui formaient un quadrillage à l'avant de la coque, à regarder les secours apporter d'immenses escabeaux métalliques poussés par des chariots à vapeur. Il faisait tellement froid à l'extérieur que celle-ci formait des panaches blancs à la sortie de leurs petites cheminées. Les structures de soutien furent installées de part et d'autre du ballon afin de l'empêcher de basculer sur le flanc le temps d'établir la liste des dégâts. Ensuite, il serait déplacé jusqu'à une plateforme d'arrimage.

Un appel à la radio les informa qu'ils pouvaient quitter le ballon.

— Il vaut mieux prendre quelques affaires, nous allons passer plusieurs jours à terre, suggéra Aloysia.

Ils prévinrent le capitaine et les mécaniciens avant de gagner leurs cabines.

À leur descente, on les conduisit jusqu'à la capitainerie, sise dans un bâtiment de l'Exposition universelle de 1878 aux formes fantaisistes. Cette partie de Paris, récente, avait décidément un drôle de visage. De l'autre côté de la Seine, juste en face, s'élevait la Tour de Monsieur Eiffel d'où partaient les vols touristiques. À l'opposé, le palais du Trocadéro était dédié au commerce. La partie centrale était circulaire de ce côté, et Théophraste pensa immédiatement aux arcades du Colisée avec, au-dessus, de grandes fenêtres et un dôme d'ardoise. De chaque côté, des tours semblables à celles des monuments religieux orientaux. Le mélange était plutôt audacieux. S'y trouvait l'administration aéronavale française et parisienne. De chaque côtés s'étendaient deux longues ailes curvilignes plus basses qui accueillaient des entrepôts aussi bien que des services, tels que des magasins de pièces détachées, des épiceries, de quoi se restaurer et prendre un peu de repos avant de repartir, sur près de quatre-cents mètres. L'esplanade à l'avant était organisée en plateforme d'atterrissage tandis qu'à l'arrière, le chemin de fer acheminaient les marchandises jusqu'aux grandes gares parisiennes, tout comme la Seine de l'autre côté distribuait les denrées dans la capitale. L'ensemble formait une véritable ruche grouillant d'activité et de bruit, entre le vrombissement des ballons et celui des petites locomotives et chariots qui déplaçaient les cargaisons et les appels des équipages, des techniciens et des dockers qui s'interpellaient par-dessus le brouhaha mécanique.

Ils pénétrèrent dans le bâtiment par une volée de marches monumentales avant de s'enfoncer dans ses méandres. Théophraste aurait été bien en peine d'y trouver son chemin. Ils passèrent à côté d'une vaste salle ronde, avec des gradins – un théâtre à l'origine, lui expliqua Aloysia – d'où s'élevait une sacrée cacophonie de voix. Il s'agissait de la bourse, où se déterminait le cours de tous les produits importants tels que les céréales ou les minerais.

Leur guide les laissa aux portes du bureau des ingénieurs. Un homme solidement bâti vêtu de la blouse bleue de la profession les invita à prendre place autour d'une grande table. Les techniciens de la station avaient dressé un premier diagnostic en installant les soutiens autour de la coque.

— Pas d'atteinte de la structure extérieure, leur annonça-t-il. Nous verrons lorsque votre dirigeable sera arrimé s'il y a des dégâts intérieurs.

Jan leva la main pour prendre la parole et il fit un effort pour ne pas mâcher ses mots et être intelligible de tous. Il expliqua ce qui avait causé l'avarie. Théophraste avait beau avoir pris des leçons de mécanique avec Jan et Sabine, il ne comprenait pas tout. En fait, dès que son esprit divaguait, il revoyait la chute du ballon et le sol se rapprocher. Il secoua la tête, chassant ces images effrayantes.

— Est-ce que l'un de vous veut suivre l'opération de déplacement et d'amarrage ? questionna l'ingénieur.

— Moi, répondit le capitaine. Théo, Aloysia, vous voulez bien nous trouver des chambres pour un ou deux jours ? Avec les fêtes de Noël, les réparations vont prendre un peu de temps.

Les intéressés acquiescèrent et récupérèrent les bagages des autres. Les deux mécaniciens et le capitaine restèrent avec les ingénieurs de la station pendant qu'ils quittaient le bâtiment.

A bord du LibertéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant