Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets :Homme, nul n'a sondé le fond de tes abîmes ;Ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes,Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets !
« L'homme et la mer » de Baudelaire
Edith Jenner sirotait calmement son thé en se demandant comment sa chère amie s'en était procurée de si bon. Celui qu'elle achetait avait un arrière goût d'elle ne savait quelle plante infecte, mais son mari et elle n'avaient pas de quoi s'en acheter un meilleur. Maggie non plus d'ailleurs. Cependant, comme il ne lui appartenait pas de poser des questions aussi indiscrètes, elle se lança dans un tout autre discours.
« Ma petite Maggie. » Commença-t-elle, car elle surnommait tout le village de « petits ». « Je te trouve bien lointaine depuis que je suis arrivée. »
Edith affectionnait particulièrement la facilité avec laquelle elle arrivait à connaître les petits secret de tout un chacun. Elle aurait pu en écrire un guide ;
.: Comment faire parler quelqu'un de réticent :.
Tout d'abord observer pendant quelques clignements de paupières la personne qui vous fait face,
Ensuite parlez-lui calmement avec l'air le plus compréhensif du monde, et donnez lui l'impression de tout savoir, si ce n'est pas déjà le cas.
Souriez-lui avec bienveillance pendant cinq battements de cœur puis, touchez lui l'épaule en signe de soutien.
Quand elle vous aura dit tous ses malheurs, faites semblant de réfléchir pendant deux battement de cœur et souriez-lui de nouveau.
Ainsi soit-il.
Mme Jenner sourit mais, étant trop loin de Maggie, se passa de lui toucher l'épaule. Cependant, comme son amie ne paraissait pas l'avoir entendue, elle dut répéter sa question avec, cette fois-ci -et bien malgré elle-, une pointe d'agacement. Face à cette seconde tentative, Mme Drekins parut sortir de ses pensées et, avant même que son hôte n'applique le protocole, lui dévoila l'objet de son souci.
- Edith, toi qui connais toute la région, n'aurais-tu jamais entendu le nom de Timothy Hodgkin ? lui demanda-t-elle.
- Jamais entendu. Se contenta alors de lui répondre son amie, déçue. Elle qui s'attendait à quelque chose de plus secret…
Pourtant, et par « simple curiosité », elle lui demanda pourquoi elle s’intéressait à un autre homme que son mari. La question qui sortit de sa bouche fut légèrement nuancée, Maggie se vexait vite, et elle ne tenait pas à froisser son amie.
Cette dernière haussa simplement les épaules et changea de sujet.
Ce soir-là, Maggie rejoignit sa chambre un peu plus tard qu'à l'habitude. Ceci inquiéta Angus, il était bien trop habitué à la ponctualité de sa femme pour ne pas le remarquer. Quand, par précaution, il descendit les escaliers grinçants et trouva sa « mignonne » la tête penchée sur un manuscrit, il sourit et remonta se coucher.
« Ils étaient soixante, soixante marins. Chacun s'acharnant à une même tâche ; hisser les voiles. J'étais seule, une seule femme, épouse d'un bourgeois qui avait fait affaire dans le commerce, épouse d’un bourgeois qui n’avait pourtant jamais mis les pieds sur un navire. Je ne te cacherai pas, Timothy, que je me suis demandée à ce moment-là ce que j'étais venue faire sur cette embarcation. J'ai eu envie de sauter à la mer, mais je ne savais pas nager. Alors je suis restée, cramponnée à un auvent, et j’ai observé l'équipage border les voiles et les écoutes, escalader les mâts, et crier à l'unisson pour se donner de la force. Je ne m'étais jamais sentie aussi peu à ma place.
Le soir du premier jour fut sans aucun doute le pire de tous ; les marins avaient remarqué ma présence, et, tandis que certains maudissaient mon inutilité, d'autres se sont approchés de moi pour me poser des questions. J'avais surement l'apparence d'un jeune garçon, mais ma voix restait trop aigue pour être masculine. Je me suis donc tue. Cela m’a beaucoup coûté, tu sais, certains n’avaient pas l’air mauvais, mais ils l’auraient sûrement été en découvrant qui j’étais. Car, après tout, tout ceci n’était qu’un caprice. Un caprice visant à te retrouver, certes, mais tout de même un caprice. De toute façon, ils n’auraient pas pu comprendre, ils auraient trop vite interprété la situation. Car j’étais l’épouse de CET homme, de celui qui les payait une misère pour qu’ils gambadent aux quatre coins du monde. Lui ou moi, cela n’avait pas d’importance, l’argent que Julian gagnait, moi aussi j’en profitais.
Finalement, tout le monde s'est mis à m'appeler « le muet », certains par dédain, d'autres par plaisanterie. Mais je me suis tout de même retrouvée seule, je ne devais pas être très intéressante. Je ne leur en voulais pas. Car moi non plus je ne voulais pas de leur compagnie.
J'ai passé la soirée dans un coin de la coque, là où nous étions censés dormir. Je ne te décrirai pas l'horreur et la puanteur de l'endroit, tu devais rencontrer beaucoup de navires de ce genre. Le grincement du bois et l'humidité ambiante me donnaient la nausée, je pense que c'est la chose à laquelle j'ai mis le plus de temps à m'habituer.
L'équipage mangeait à l'extérieur, j'entendais leurs pas frapper le pont au dessus de ma tête. J'entendais leurs rires aussi, des rires gras, sortant de gorges abimées par l’air marin. Je me sentais mal, je regrettais presque Liverpool. Car, là bas, j'étais quelqu'un. Et sur le Dauntless, je n'étais rien.
« Un marin sans parole, c'est comme un oiseau sans ailes, ça crève ». Avait dit l’un d’eux un peu plus tôt. J’avais compris le message, il s’adressait à moi. C'était peut-être ce qui allait m'arriver, j'allais « crever », j'allais disparaitre aussi simplement que j'étais apparue; sans que personne ne s'en rende compte.
A ce moment-là, j'ai prié. J'ai prié Dieu pour qu'il m'aide à survivre, pour qu'il pardonne la pécheresse que j'étais et que je suis toujours.
La nuit du premier jour fut la plus horrible de toute, Timothy. Et sûrement celle dont je me souviens le mieux »
VOUS LISEZ
60 et un marins
Historical FictionMaggie Drekins était très curieuse, pas autant qu'Edith, mais déjà trop pour son bien.