Chapitre 6 - La Tempête

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« Et cependant voilà des siècles innombrables
Que vous vous combattez sans pitié ni remord,
Tellement vous aimez le carnage et la mort,
Ô lutteurs éternels, ô frères implacables ! »

« L’homme et la mer » de Baudelaire

 

-          Mais pourquoi donc dois-tu partir ? 

-          Je reviens dans deux semaines au plus tard, Angus. Tu sauras bien te débrouiller tout seul.

-          Et pourquoi je ne peux pas savoir ce qui te prend ?

-          Oh ! Gros bêta ! Souhaite-moi un bon trajet avant que je ne parte en courant. Et arrête de gesticuler, veux-tu.

« A mon plus grand regret, nous avons dû repartir le matin suivant, l’équipage disait qu’une tempête arrivait ; il fallait partir avant qu’elle n’atteigne Sainte-Hélène.

La navigation avait spécialement bien commencé ; nous avions le vent de travers et le bateau n’avait jamais autant filé. Il brisait les vagues, les voiles gonflées, la proue fière. Tout l’équipage souriait, il se tournait presque les pouces. Comme l’avait dit Obediah de sa voix grave et portante (qui s’était étonnamment bien remis de la soirée précédente) ; « Quand le bateau va, tout va ! ». C’était le genre de jour où tout s’annonçait parfait, certains auraient pu dire que c’était le calme avant la tempête.

Car cette belle tempête, cette merveilleuse tempête, nous ne l’avions pas devancée, nous avions navigué droit dessus. Mais ça, nous ne nous en sommes aperçus que trop tard. Le vent qui nous accompagnait alors tranquillement a semblé redoubler de force pour nous jeter dans la gueule du loup. Le traître, ai-je pensé ! Mais mes mots n’auraient rien pu y faire. Devais-je m’y attendre ?  Après tout, ces histoires de navires qui ne reviennent pas, il y en a tant. Ces récits de tempêtes qui les effacent et les engloutissent à jamais, les marins les connaissent par cœur. Je ne voulais pas terminer ainsi. C’aurait été trop bête, et je n’aurais rien pu y faire.

Très vite, les marins ont réagi, et je les ai regardés faire. L’un d’eux est allé prévenir le capitaine et celui-ci est sorti quelques minutes plus tard, en furie. Il s’est mis à crier des instructions avec un fort accent écossais.

« A bâbord toute ! Je veux ce vent du diable dans le dos ! Les cordages et les chaloupes à la mer ! »

L’homme à la barre et tous les marins ont exécuté ses dires, et pour la première fois, sans un mot. Car c’est le vent qui remplissait le silence sur le pont, ce maudit vent qui ne faisait que redoubler de force. Bientôt, le bateau s’est dirigé vers les côtes, le vent dans le dos, en fuite. Mais nous allions trop vite. Et nous avons rapidement vu à l’horizon se dessiner les rivages africains. Les hommes ont essayé de border les écoutes, oui, je dis bien essayé. Car le vent qui s’engouffrait dans les voiles était si puissant, que les dix hommes qui s’acharnaient à tirer les écoutes n’en sont jamais venus à bout. Alors, le capitaine nous a crié de nous remettre sur notre cap et d’affaler les voiles. Le navire s’est mis à tanguer dangereusement, envoyant valser tous les tonneaux ou objets sur le pont. J’ai dû m’accrocher à la coque pour ne pas glisser. Car il avait commencé à pleuvoir. Je ne savais pas si c’était de la pluie ou l’écume des vagues, mais nous étions tous trempés. La voile a fini par être descendue, en lambeaux, mais c’était le cadet de nos soucis.

Je ne sais pas si tu as déjà été confronté à ce genre de tempête, mais le temps, à ce moment-là, a semblé s’arrêter. Le navire escaladait péniblement la houle avant de venir s’y écraser. Et le cycle recommençait, inlassablement. Le capitaine était retourné dans sa cabine, le cartographe était invisible, et le chirurgien faisait comme tout le monde sur le pont. Il s’accrochait. Désespérément. Car sa vie et la notre en dépendaient.

 Nous avons attendu, parce que nous étions à la merci de la tempête, et parce que c’était la seule chose à faire. Nous n’avions plus de voile de toute façon. Et la tempête ne faiblissait pas. Elle ne grandissait pas non plus, elle paraissait juste…sans fin. Et affamée de marins, les faisant lâcher prise, les noyant de ses tentacules glacés. Elle semblait m’en vouloir personnellement, pour contourner les règles. Pour être montée sur le Dauntless. Alors, dans un roulement violent, j’ai été arrachée à la coque pour glisser à bâbord. J’ai cherché désespérément une prise, mais tout était glissant. Tout était salé, tout était froid, j’avais l’impression d’être seule tant l’eau me brouillait la vue. J’ai réellement cru que c’était la fin, Tim, quand une seconde secousse m’a envoyée un peu plus vers le bord de la coque. Mais, j’ai enfin trouvé quelque chose autour duquel entourer mes bras, si fort que mes bras en souffrent sûrement encore. Cependant, ce quelque chose, avec mon poids, a basculé en arrière. J’ai alors pu distinguer un visage barbu, ruisselant d’eau et complètement perdu, apparaître face à  moi. J’ai eu le temps de le reconnaitre avant qu’une énième vague ne vienne ébranler le navire. J’ai été de nouveau projetée contre le mat, telle une vulgaire poupée de chiffon. Et j’ai eu mal. Oh Timothy, je n’avais jamais eu aussi mal ; au dos, à la tête, partout ! Les mâts aussi gémissaient, d’une plainte suraigüe, ils semblaient se plier à chaque nouvelle vague, irrémédiablement attirés par l’eau. Mais j’avais une prise, et, enfin, j’ai pu m’y cramponner. Pour ne plus la lâcher.

Je ne sais plus distinctement ce qui s’est passé ensuite, il me semble que je me suis endormie. Enfin, pas vraiment, je devais juste être plongée dans une sorte d’état second. Mon cerveau refusant d’enregistrer les informations. Et c’était ce dont j’avais le plus besoin. J’ai dû me réveiller à cause du bruit des mouettes, et effectivement, en ouvrant les yeux, j’ai pu en apercevoir. Nous n’étions pas proches des terres pourtant, mais elles avaient dû être désorientées par la tempête, comme nous. Je m’en rappelle encore parfaitement, ces oiseaux m’avaient paru si beaux, et leurs plumes, si blanches. De belles colombes, colombes des mers, signes de chance, signes d’avenir. J’aurais voulu les effleurer. Je me suis relevée péniblement, le corps endolori et plein d’hématomes. Certains marins s’étaient mis debout et regardaient l’horizon ; bleu, sans nuage. J’ai espéré que tout ce que nous avions vécu n’avait été qu’un cauchemar, mais l’état du pont m’a prouvé le contraire. La tempête était partie aussi vite qu’elle était venue, et avait bien failli nous emporter avec elle.

Les jours qui ont suivi se sont déroulés dans un calme effrayant ; nous nous sommes tous attelés à nos tâches sans vraiment nous en rendre compte. Nous n’avions plus la force de nous plaindre. Nous nous sommes repartis en trois groupes ; il en fallait pour raccommoder les voiles, pour laver le pont et pour compter les disparus. Si la tempête n’avait pas pris le navire, elle nous avait pris des hommes. Onze  au total. Onze vies perdues. Onze familles en deuil .Nous n’étions plus que cinquante.

Mais, peu à peu, et à mon grand soulagement, nous avons retrouvé la parole. Enfin, l’équipage, pas moi. J’étais toujours muette, Tim, et cela me pesait de plus en plus. Et davantage ce fameux soir, le premier soir où nous nous étions de nouveau rassemblés. Obediah s’était avancé au milieu du cercle que nous avions formé et avait posé les yeux sur moi. Normalement, il aurait fait une blague, il aurait souri, mais à cet instant il était comme nous tous ; fatigué et en deuil.

« Je tiens, avait-il commencé, à remercier Le muet. Sans son aide il y a quelques jours, vous auriez perdu douze hommes. »

Je m’étais alors souvenue de son visage ruisselant d’eau, de ses yeux apeurés que j’avais cru surpris, de son basculement. J’avais compris qu’en me cramponnant à Obediah pendant la tempête, je l’avais sauvé d’une mort certaine, au fond de l’eau. C’était ce qu’ils pensaient tous quand ils avaient applaudi, quand ils m’avaient crié des « Bravo ! » et des « Bien ! », ils pensaient que je m’étais jetée sur lui pour l’aider à s’en sortir. Alors qu’à ce moment-là, je n’avais pensé qu’à moi et à ma pauvre vie. J’aurais voulu leur dire qu’ils faisaient une erreur, mais j’étais muette. J’aurais voulu leur avouer, Timothy, mais j’étais encore et toujours muette. Destinée au silence. »

60 et un marinsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant