Chapitre 5 - Jamestown

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« L’auberge, au coin des bois moisis,

Grelotte avec ses murs mangés,

Avec son toit comme une teigne,

Avec le bras de ses enseignes

Qui tend au vent un os rongé »                               

« Le départ » d’Emile Verhaeren 

« Les jours ont passé, puis les semaines, et bientôt cela a fait un mois que j’étais à bord. L’équipage avait sûrement dû se lasser de moi, je n’étais même plus une attraction pour les plus vils d’entre eux. J’ai d'ailleurs espéré, à ce moment-là, que je faisais partie de l’équipage. Mais ce n’était pas quelque chose de si facile à savoir, dans le sens où l’on ne se dit pas, le matin en se saluant, « Bienvenue dans l’équipage le muet ! ». Non, apparemment cela devait se sentir dans les tripes, comme m’avait informé Richards face à ma question muette. Le problème c’était que moi, la seule chose que je sentais dans mes tripes, c’était la faim. Nous avions de la nourriture à bord, mais c’était trop loin de la ration que j’avais l’habitude de prendre à chaque repas. Enfin, ce n’était pas vraiment le plus important en fin de compte; cette bande de marins puants et vulgaires ne me répugnait plus. Sûrement parce que je partageais la coque avec eux, sûrement aussi parce qu’ils avaient l’air plus humains, maintenant qu’ils étaient dans leur élément. Le stress et l’angoisse des premiers jours de navigation avaient laissé place à une sorte d’ambiance festive dont je faisais partie moi-même. Pendant les mers d’huile et donc face à l’ennui qui nous envahissait tous, les rires des hommes résonnaient de toute part et leurs chants berçaient le bateau.

J’avais non seulement réussi à m’intégrer un minimum dans leur petite « communauté », mais j’avais aussi fait des progrès au niveau manuel. C’est étrange la façon dont on apprend rapidement rien qu’en observant et en écoutant les autres faire, j’avais appris plus de choses en quelques semaines qu’en toute une vie. Je n’avais pas encore la force nécessaire pour aider à hisser les voiles ou pour grimper aux auvents, mais les petites manœuvres et les tâches minutieuses me revenaient. J’avais compris que même les ennemis de toujours –car il y en avait qui ne s’aimaient vraiment pas au sein de l’équipage- finissaient par travailler main dans la main pendant les manœuvres, c’était ce qui m’avait le plus surprise je pense. On ne distinguait plus qui était qui pendant ces moments là, ils criaient, ils tiraient, ils grimpaient, ils accomplissaient tous leurs taches comme un seul homme. 

Je pense, Timothy, que c’est à ce moment-là que j’ai compris pourquoi tu aimais tant la mer. 

Alors même si tu avais disparu, même si j’avais dû embarquer dans un navire sous l’apparence d’un garçon et au péril de ma vie, je t’ai pardonné. Et même si tout ce que je vis au  moment même où je t’écris me brise chaque seconde un peu plus, je ne t’en veux pas. C’était mon choix.

Nous sommes arrivés à Sainte-Hélène en soirée, et je suis restée certainement un long moment à observer l’île, éclairée par les rayons mourants du soleil. Pour tout te dire, je ne connaissais cette île que de nom, et encore. Quant à toi, tu devais y faire escale très souvent, pas vrai ? C’était un bel îlot, je me suis demandée qui était Sainte Hélène pour avoir le privilège de donner son nom à ce bout de terre. Mais en fin de compte, il n’avait rien de très particulier; des montagnes par-ci, des plaines par-là. Vraiment rien d’extravaguant. Pourtant j’arrivais avec peine  à contenir cette vague d’excitation qui me submergeait rien qu’à l’observer, se rapprochant inexorablement du Dauntless. C’était sûrement parce que je n’avais pas vu de terre depuis près d’un mois.

60 et un marinsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant