« On demande : - Où sont-ils ? sont-ils rois dans quelque île ?
Nous ont-ils délaissés pour un bord plus fertile ? -
Puis votre souvenir même est enseveli.
Le corps se perd dans l'eau, le nom dans la mémoire.
Le temps, qui sur toute ombre en verse une plus noire,
Sur le sombre océan jette le sombre oubli. »« Oceano nox » de Victor Hugo
« Nous avons enfin aperçu Le Cap près de seize jours plus tard. Ce n’était pas grand chose, seize jours. Oui, en temps normal, cela n’aurait pas été long. Mais nous n’étions plus en temps normal ; nous étions épuisés, malades et sales. La troupe avait perdu le moral ; nous ressemblions à des soldats ayant perdu une bataille. La guerre n’était pas perdue, certes, mais l’envie de gagner nous avait désertés. Nous étions comme des âmes en peine ; errantes, ne sachant que chercher. Que faire. Peut-être étions-nous, tout simplement, à la recherche de nos compagnons ? Nos camarades vaincus par les eaux. Nous n’avions même pas leurs corps, comme s’ils n’étaient jamais nés. Comme s’ils n’étaient jamais morts. La tempête leur avait volé leur nom et leur visage, elle avait lavé nos mémoires et emporté leur souvenir. Garett s’en était allé, lui aussi, il avait entamé sa dernière traversée, pour ne jamais la terminer. Je l’aimais bien ce Garett, un peu arrogant, mais sympathique.
En arrivant au Cap de Bonne Esperance, je ne me suis même pas émerveillée devant les quatre montagnes qui se sont dressées devant moi. Je n’ai même pas pris la peine d’observer le port ; j’avais décidé de ne pas y descendre. Au contraire, une bonne partie de l’équipage à fait le choix inverse, pour se saouler, pour s’amuser, pour oublier aussi, qu’ils avaient laissé leurs camarades partir sans pouvoir rien faire. Mais moi, qu’aurais-je pu faire là bas ? Ces gens, je ne les connaissais pas, leur nom m’échappaient, leur visage commençaient à disparaitre de ma mémoire. Et pourtant, je me sentais mal, terriblement mal, j’avais honte de mon mensonge, j’avais honte que l’on me prenne pour un héros, que l’on me prenne pour celui que je n’étais pas. Mais je ne pouvais pas me résoudre à dire la vérité, c’était impensable. Impensable.
Je suis donc restée à bord et ai observé les marins embarquer sur les chaloupes. Certains m’ont fait un signe et j’y ai répondu avec un faux sourire ; je n’étais plus invisible, Timothy. J’aurais dû m’en réjouir, mais je n’y arrivais pas. A ce moment-là, au contraire, j’aurais voulu rester dans l’ombre et ne jamais en ressortir.
Je me suis allongée à même le sol du pont, il y avait des bancs libres, mais allongée, je ne pouvais pas voir la mer. C’était ce qu’il pouvait m’arriver de mieux. Le pont était vide, ceux qui étaient restés devaient se morfondre dans la coque. J’ai fermé les yeux un moment, protégeant mon esprit du doux bruit des vagues, ces traitres de vagues, qui vous asservissent ou vous bercent selon leurs envies. Selon leurs caprices. Certains respectaient la mer, moi je la craignais. Comme je ne pouvais pas me défaire des images sombres qui tapissaient mon esprit, j’ai ouvert les yeux et ai observé l’homme qui était monté sur le pont. C’était Eli. Le teint pâle et maladif, ses cheveux noirs avaient même perdu leur reflet, ils étaient presque gris. Eli avait dû être profondément dévasté par la perte de Garett, dès que ce dernier était quelque part, il y était aussi. Garett devait être comme son initiateur, celui qui l’avait mené à s’engager en tant que marin. Je me suis sentie obligée de me lever et de me placer à sa hauteur. Je n’avais pas de parole, mais une main sur son épaule a suffi pour lui montrer mon soutien. Il n’a pas cillé, il a juste observé obstinément l’horizon, comme si la solution s’y trouvait forcément. Mais la solution à quelle question ? On en avait tous tellement.
Il a tout de même fini par prendre la parole, mais j’aurais préféré que ce ne soit pas le cas. Je me souviens encore distinctement de ses deux phrases, oh Timothy, je m’en rappellerai toujours.
« Dis, le muet, tu crois que ça sert encore à quelque chose de se battre? Je veux dire, la vie ; elle ne vaut peut-être rien. Elle est si fragile…»
A ces paroles, j’ai eu très peur, qu’il aille rejoindre Garett et les autres. Eli ne pouvait pas dire ça, lui, il avait survécu, pas comme la plupart d’entre nous. J’ai eu tellement peur, Tim, que j’en ai oublié de me taire.
« Je pense que c’est ce qui lui donne tant de valeur. »
J’ai décidé d’arrêter de parler trop tard. Ma voix était rocailleuse, je ne l’avais pas utilisée depuis plus d’un mois. Mais j’ai tellement aimé l’entendre, ne serait-ce que quelques secondes. J’ai cru n’avoir jamais quitté Liverpool, j’ai cru t’avoir encore dans mes bras. Seulement, la voix d’Eli m’a réveillée. « Ça alors » disait-il « Si je m’y attendais à celle là… ».
J’ai eu envie de rire, j’ai dû me retenir car je savais que les larmes suivraient. Alors je lui ai juste lancé un regard pour lui intimer de n’en dire mot, et je me suis enfuie à l’avant du navire. »
Maggie arriva à Liverpool un matin brumeux, semblable à celui pendant lequel elle avait quitté son mari. Le voyage avait été fatiguant, mais sa motivation lui donna la force de continuer son enquête avant même d’avoir cherché une auberge où passer la nuit. La première chose à laquelle elle pensa fut, bien évidemment, de se rendre au port. Il était tel que l’avait décrit la jeune fille, moins bondé mais grouillant de marchandises et de navires, caravelles ou chaloupes. Presque instantanément, Mme Drekins chercha un navire du regard ; malheureusement, aucun Dauntless n’était à quai. Loin de se décourager, la femme se dirigea vers l’une des embarcations nommée « St Kilda » et y aborda aussitôt un des marins. Il se rasait la barbe avec une lame plus ou moins rouillée, l’air désabusé, mais comme il paraissait sympathique, elle se dit qu’il l’aiderait volontier.
« Désolée de vous déranger, monsieur, mais vous n’auriez pas vu un navire du nom de Dauntless dans le coin ? » Lui demanda-t-elle avec la voie la plus aimable du monde. Le marin leva les yeux vers elle et la scruta sans gêne avant de lui répondre « Jamais, ma p’tite dame. »
Alors que Maggie s’apprêtait à tourner les talons en maugréant un vague « merci », un autre homme la rappela.
« Attendez ! » entendit-elle. « Revenez ! Excusez donc Hugh, il est point là depuis longtemps. Moi j’en sais un peu plus sur le Dauntless. »
L’interpellée, en se dirigeant vers l’homme bedonnant qui s’était adressé à elle, lui fit signe de continuer.
« J’suis bien désolé pour vous si votre mari y était, madame, mais il aurait dû revenir y’a pas mal de temps. Et personne l’a aperçu. A ce qu’il paraît, il aurait sombré. »
Maggie ne put s’empêcher de se couvrir la bouche. Sombré ? Impossible ! Tout simplement impossible ! Cela n’avait pas de sens. La lettre ne pouvait pas se terminer ainsi !
En proie au doute, elle remercia sèchement les deux hommes et retourna en ville, les nerfs à vif. Ce qui se racontait et ce qu’écrivait la jeune fille ne concordaient pas et, bien qu’elle se soit promis de chercher Timothy Hodgkin, elle passa le reste de la journée à ruminer la nouvelle. Le soir venu, dans la sombre chambre qu’elle avait à peine réussi à payer, Maggie se reprit et se promit de rechercher le marin le lendemain.
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60 et un marins
Narrativa StoricaMaggie Drekins était très curieuse, pas autant qu'Edith, mais déjà trop pour son bien.