IX

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Nom : Leelas

Dicton : La parole est d'argent, mais le silence est d'or

Un soir, alors que j'étais en train de lire un livre sur l'intelligence émotionnelle des plantes, ma mère m'a hélée du bas des escaliers. « Il y a quelqu'un pour toi. » Il était 21 heures, une heure qui en général rime avec paix. J'ai pensé que c'était peut-être Ciara, même si Ciara sait que je déteste qu'on me dérange le soir. J'étais en train de chercher une bonne excuse pour empêcher Ciara de passer le seuil de la porte lorsque j'ai aperçu madame Stern. Pour une surprise, c'en était une. Elle semblait sur le point de se rendre à un gala comme d'habitude. Long manteau blanc immaculé, combinaison décolletée, petite ceinture et talons hauts. Je faisais pâle figure avec mon pyjama et mes pantoufles panda. Elle tenait une feuille qu'elle agitait comme un drapeau blanc.

– Emily m'a dit que tu étais la reine des pétitions. D'ailleurs, je me souviens de toi... Big fish, c'est ça ?

J'ai pris la feuille qu'elle me tendait, j'ai regardé ce qui était écrit en haut et j'ai secoué immédiatement la tête.

– Je ne peux pas.

– Pourquoi ? Les gens sont habitués à signer tes pétitions. Je suis sûre que tu peux en remplir dix en une seule journée.

– Non.

– Non ? a-t-elle relevé d'une voix pincée qui sonnait comme un affront. Tu ne veux pas aider ma fille ?

– Je ne veux pas causer de tort à monsieur Sullivan. Je ne l'ai jamais vu avoir de comportement inapproprié.

– Tu ne l'as peut-être pas vu, mais d'autres élèves l'ont probablement remarqué. Ma fille est complètement traumatisée par cette histoire. La seule chose qui pourrait alléger sa peine, c'est qu'elle obtienne des dommages et intérêts.

– Je défends les plantes et les animaux, pas les humains. Ce n'est pas mon domaine.

Elle a eu l'air interloquée, comme si ma réponse ne faisait pas partie des hypothétiques réactions anticipées par son cerveau. Les gens ont souvent cette expression quand j'ouvre la bouche. Puis elle a plissé les yeux et s'est penchée pour me dévisager. J'avais presque le nez dans son décolleté.

– Tu as sonné à ma porte pour me faire signer une pétition contre le nucléaire. Tu as dit qu'on allait tous mourir d'un cancer. Donc tu t'intéresses aussi au sort des humains.

– Non, j'ai dit ça parce que si je vous avais expliqué que la fertilité des hirondelles était menacée, ça ne vous aurait pas alarmée.

Elle m'a arraché la pétition des mains.

– Très bien. Je la ferai circuler moi-même. J'ai un très grand pouvoir de persuasion, moi aussi.

– Je n'en doute pas.

Elle m'a toisé d'un air supérieur comme si j'étais un minuscule lombric qu'elle rêvait d'écraser d'un coup de talons. C'est peut-être pour ça que j'ai ajouté :

– Au fait, je n'ai jamais sonné à votre porte, mais à celle de votre gigolo.

J'ai regretté cette parole à l'instant où j'ai vu l'expression de la mère d'Emily. Je crois qu'elle a dû faire un effort surhumain pour ne pas me flanquer une gifle. Voilà à quel point les mots sont sournois. À force d'observer les autres s'en servir comme des armes, on apprend très vite à faire de même.

J'ai refermé la porte et j'ai monté les escaliers, furieuse contre la mère d'Emily. Furieuse contre moi-même d'être rentrée dans son jeu. Quand j'ai retrouvé ma chambre, le silence avait un bruit bizarre. Comme s'il avait perdu son éclat.

Si j'ai refusé de faire circuler la pétition accusant monsieur Sullivan de comportement déviant envers ses élèves, c'est parce que je ne pense pas qu'il mérite d'aller en prison. Le jour où il a demandé à voir Emily en privé à la fin du cours, j'ai toqué à la porte cinq minutes plus tard. J'avais oublié de lui faire signer la pétition pour que l'école passe aux devoirs numériques. Quand on pense à ce que la plupart des élèves font de leurs devoirs – essuyer leurs doigts pleins de confiture, les couvrir de gribouillis, les égarer –, ça revient à massacrer des arbres en pure perte. Je voulais sensibiliser le directeur à ce problème et je comptais sur la signature de monsieur Sullivan. J'étais sûre qu'il me soutiendrait.

Il ne s'est pas écoulé plus d'une demi-seconde entre le moment où j'ai toqué et le moment où monsieur Sullivan a déclaré : « Entrez ».

Emily était face à son bureau. Toujours habillée – je précise au cas où. Franchement, je n'ai rien perçu d'anormal ou d'ambigu. Monsieur Sullivan avait un paquet de copies devant lui et probablement au-dessus de la pile se trouvait celle d'Emily. Emily avait l'air un peu abattue, c'est vrai. Mais j'ai mis ça sur le fait qu'elle avait probablement raté son interro et que monsieur Sullivan était en train de lui proposer un devoir supplémentaire pour se rattraper. Monsieur Sullivan donne souvent des secondes chances aux élèves motivés pour ne pas mettre en péril leur moyenne générale.

J'ai tout raconté aux policiers. Ça n'a pas eu l'air de les convaincre. Ils restaient butés sur le fait que la porte était fermée au moment où j'ai toqué. Certes, mais elle n'était pas verrouillée. Un élève avait très bien pu la refermer derrière lui en quittant la classe. Même si c'est interdit, tout le monde n'a pas un règlement placardé dans son cerveau. Je reconnais que ce que j'ai vu n'est pas une preuve flagrante. Mais franchement si monsieur Sullivan avait eu une liaison avec Emily, il n'aurait pas été stupide au point de faire ça dans l'enceinte de l'école. Toute cette histoire est ridicule. Et tout aussi injuste que d'abattre des arbres pour imprimer des devoirs que personne ne fait.

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Bonjour. Que pensez-vous de ce qu'a vu Leelas ? 


Toute confidence sera retournée contre vousOù les histoires vivent. Découvrez maintenant