Toute confidence sera retournée contre vous

II

J'observe beaucoup les gens, à défaut de leur parler, et je me rappelais qu'à une époque ces deux-là ne se lâchaient pas. Elles avaient fini par se décoller, comme deux siamoises qui prennent leur indépendance, mais je les voyais encore souvent discuter. Jamais très longtemps, mais suffisamment pour comprendre qu'un lien très fort les unissait. Il y avait quelque chose dans le regard d'Emily quand elle voyait Eden qui ne trompait pas. Une petite étincelle, un élan de tendresse, une joie qui paraissait un peu disproportionnée.

À présent, la petite étincelle dans le regard d'Emily avait totalement disparu. Emily est passée à côté d'Eden comme si c'était un fantôme. Je ne passe pas ma vie à épier les gens, donc je n'étais pas sûre que ça ait un rapport avec monsieur Sullivan. Peut-être que ça remontait à la blacklist et que je ne m'en étais pas rendu compte.

Moi, ça m'avait fait doucement rire cette histoire de blacklist. J'avais l'honneur d'en être la cible numéro un. Ce qui est ridicule puisqu'il faudrait me payer deux millions de dollars pour que je daigne faire acte de présence à ce genre de soirée. Le luxe pour moi, c'est une journée où je ne parle à personne. Pour moi, ça n'a pas de prix. Et le plus génial, c'est que c'est entièrement gratuit. Alors ça m'arrive souvent de m'en offrir, des journées luxueuses. Je coupe mon portable pendant tout un week-end et je profite de ma liberté. Ce mot-là, Liberté, vous pouvez pas savoir à quel point je le déguste comme un petit vent frais, une bouffée d'oxygène. Si je devais donner une seule raison à ma misanthropie, c'est que j'aime par-dessus tout la liberté.

Evidemment, être seule sur une île déserte ou au lycée, ce n'est pas vraiment pareil. Au lycée, pour être libre – autrement dit pour qu'on vous foute la paix – il vaut mieux être accompagnée. C'est pour ça que j'ai tout de même une amie, Ciara. Qui se plaint constamment de ne pas pouvoir me joindre le week-end. « J'avais besoin de te parler. C'était méga important. T'avais éteint ton portable ? » Parfois, pour ne pas la vexer, j'invente une excuse bidon. « Ah bon ? Il a dû se décharger, je ne m'en suis pas rendu compte. » Mais la plupart du temps, je me contente de répondre : « Oui, j'avais besoin de me ressourcer. » Elle ne comprend pas, mais ça m'est égal. Selon Aristote, ceux qui préfèrent la solitude à la compagnie de leurs semblables sont soit des dieux soit des monstres. Je préfère ne pas savoir à quelle catégorie j'appartiens.

Pour en revenir à cette histoire de blacklist, je ne crois pas que cela ait pu suffire à briser l'amitié entre Eden et Emily. Pour moi, ce n'était que le reflet d'un problème sous-jacent. Il avait dû se passer quelque chose de plus grave, d'antérieur. Cette liste avait quelque chose de caduc. On n'y mentionnait aucune des personnes qui sont en général pointées du doigt. Ce n'était pas une mise au pilori des gens rejetés, harcelés au quotidien. C'était une attaque contre des gens qui paraissaient intouchables.

La fille qui s'en fiche d'être blacklistée parce qu'elle préfère parler aux arbres (moi).

Plusieurs filles jolies et populaires.

Celle qui faisait briller le regard de la reine de la soirée.