Séparés

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C'était un matin d'hiver. Très tôt. Il faisait froid et sombre. Nous jouions, moi et mon chien, sur les ruines d'un petit village, sautant par-dessus les cadavres en décomposition, dansant entre les foyers de feu éteints. Une chorégraphie d'espoir et de joie. L'odeur de mort ne nous incommodait ni lui ni moi. Nous y étions habitués. Il sautait tout autour de moi, sans autre bruit que celui de ses griffes raclant le sol brûlé.

Une bourrasque de vent souleva un tapis de cendre, nous faisant tousser et interrompant ma danse. Lorsqu'il retomba, je souris à mon chien et nous reprenions notre jeu : je m'approchai d'un corps étendu contre une poutre solide. Son visage était tourné vers l'entrée du village et un rictus de stupeur figeait ses traits. Je tournai autour en sautillant, tentant de glaner d'autres indices. C'était une fille, d'une douzaine d'années. Ses cheveux étaient calcinés, réduits à de simples touffes rêches sur son crâne. Une tache sombre ornait son épaule gauche.

Soudain, je m'arrêtai et pointai mon doigt vers cette tache.

- Tuée par une flèche qui a perforée son poumon gauche dès le début de l'invasion ! M'écriai-je de ma voix claire et chantante.

Mon chien s'approcha avec cet air narquois qu'il a à chaque fois qu'il pense m'avoir piégée. Il renifla le cadavre de la fille et gronda sourdement, déçu que j'ai encore répondu juste. Je fis quelques pas de danse en m'éloignant du corps.

J'en repérai un autre près des portes du village. Je me rendis gracieusement auprès de lui, ma robe blanche flottant derrière moi à chacune de mes enjambées. Je stoppai net juste au-dessus de lui, mes longs cheveux bruns venant caresser sa bouche entrouverte d'où suppurait un liquide mêlant sang et vomis.

Je l'observai attentivement, sans même me retourner au léger crissement des pattes de mon chien me rejoignant.

Celui-là était plus difficile : aucune trace extérieure de violence à part son bras droit qui formait un angle étrange avec son buste. À quelques centimètres de sa tête, je caressai distraitement le contour de sa mâchoire avec mon doigt ; il devait être très beau, vivant. Maintenant, il n'était plus qu'une statue figée d'horreur, une coquille vide, une enveloppe charnelle débarrassée de son âme.

Je fermai les yeux un instant, tentant de l'imaginer sourire, se lever, se diriger vers moi les bras grand ouverts... Je soupirai d'extase. Le grondement de mon chien me fit soulever les paupières et je le vis arqué sur ses pattes, les babines retroussées, montrant les crocs.

- Je sais, je sais, j'ai promis, soupirai-je.

Je me reconcentrai sur le cadavre du jeune homme et inspirai profondément. Je n'avais pas l'odorat de mon chien, mais j'arrivai tout de même à définir les différents parfums de la mort. En plus de l'odeur âcre et métallique du sang, celle amer et douceâtre du vomis, celle puante de la chair pourrie, il y en avait une autre, plus subtile, fraîche et... Incendiaire. Je fronçai les sourcils et me redressai.

- Poison ? Demandai-je à mon chien, étonnée.

Celui-ci renifla le liquide dégoulinant de la bouche de la victime et grogna d'approbation. Je restai indécise : pourquoi diable tuer avec du poison alors qu'un raid était prévu sur ce village ? Raid dont aucun habitant ne devait sortir vivant. J'échangeai un regard perplexe avec mon chien. Il me répondit en secouant légèrement la tête, signe qu'il n'avait pas plus de réponse que moi à cette question.

Je haussai les épaules et tournoya sur moi-même en me dirigeant vers un autre corps, un peu plus au centre du village. J'étais en forme aujourd'hui, et je comptai bien battre mon chien avec un score écrasant.

C'était une femme, jeune, jolie, je sus immédiatement ce qu'elle avait subi avant sa mort. La position de ses membres en témoignait par ailleurs : bleus sur tout le corps, jambes écartées, sang dégoulinant entre ses cuisses, bras sur la poitrine dans une maigre tentative de défendre sa pureté. Je ricanai méchamment : si elle comptait se protéger avec sa propre chair, pas étonnant que le résultat soit si pitoyable !

DivagationsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant