-Parle moi.
-De quoi?
-De toi.
-A quoi ça servirait?Ma réponse sonne plus comme une affirmation plutôt qu'une question, prononcée dans un souffle. Pourtant, il m'a entendue.
-Tu sais une partie de ma vie. Je ne sais rien de toi.
J'hausse les épaules.
-Il n'y a rien à savoir.
-Pourquoi?
-Je suis banale.
-Non tu ne l'es pas.Je me redresse sur les coudes pour lui faire face. Il y a une inversion soudaine des rôles, assez gênante, et perturbante: il pose des questions pour savoir, j'essaie de fuir.
-Qu'est ce que t'en sais hein? Je suis banale, une femme tout à fait normale. Je ne suis pas intéressante, presque ennuyante. Je lis des livres et écoute du piano, ou des chansons lentes. Non, en fait, je ne suis pas normale. Je suis tout le contraire de 85% de la population. Je préfère les bouquins plutôt que la télévision, je préfère avoir 3 amis plutôt que 1900 sur facebook, je préfère aimer une seule personne, ou même finir ma vie seule plutôt qu'enchaîner des conquêtes sans importances, et m'écraser au sol après m'être attachée. Je suis banale, inexistante.
Ashton encre ses yeux dans les miens. Ils sont d'une couleur presque indescriptible.
-Alors c'est comme ça que tu te définirais? Banale, et inexistante?
-J'ai été claire.
-Pourtant, je t'ai vu.
-Citation de film à l'eau de rose totalement idiote.Il sourit. J'en sais rien s'il est sincère ou pensé son sourire. Mais au moins, il est là.
-Et toi?
-Quoi?
-Tu te définirais comment?Il a l'air d'hésiter un millième de secondes.
-Suicidaire.
Je reste une fois de plus sans voix.
-Dépressif, ou suicidaire?
Et là, je me sent conne. Parce qu'il le sait mieux que moi ce qu'il est.
-Il n'y aucune différence.
Alors là, c'est lui qui est con.
-Il y en a. Les dépressifs et les suicidaires peuvent être très différents. Tu peux être les deux, mais tu peux être dépressif sans vouloir mourir.
-En quoi c'est différent alors?
-La plupart des dépressifs n'ont pas envie de mourir. Ils ont juste besoin de sentir la lame froide s'enfoncer dans leur chair, pour être se rendre compte qu'ils sont bien vivants.Et ont restés là, quelques secondes de plus, à se regarder.
-Tu m'as l'air bien renseignée sur le sujet.
Je n'ai pas répondu. Je me suis contentée de me rallonger dans le canapé. C'est à ce moment là que Michael et Luke sont rentrés.
-Salut Lou!
-Salut Mike. Hm alors, voilà mon cousin Michael, et Luke, notre colocataire. Et les gars c'est...
-Ashton. J'allais y aller de toute façon.
-Ah non mais tu peux rester hein!
-Non c'est gentil mais je vais y aller.Il récupère ses affaires, jette son sac sur son épaule, et se retourne pour me saluer:
-A bientôt Lou.
Son regard en disant long. Et sa phrase aussi. Il voulait savoir pourquoi j'en savais autant sur les dépressifs et leur façons de penser. J'aurais pu remettre ça sur le compte de mes études psychologiques. Mais je ne pourrais jamais lui faire avaler ça. Il est beaucoup trop intelligent.
-Il est mignon ton copain.
-C'est pas mon copain Mike.
-Ouais c'est ça.Je lui balance un coussin pour qu'il se taise. Même si je le connais trop bien, il peut continuer de me harceler pendant plusieurs jours. Je m'enferme dans ma chambre et m'empêche de penser à Ashton. Je me demande comment il était avant la mort de sa soeur. Je pense que ses yeux devaient briller. Là, ils sont... Presque ternes. Non, en fait ils le sont, totalement. Je me demande si... Il était comme tout les autres avant. Je me demande s'il était comme tout ces gens qui font tout pour se ressembler. Je me demande s'il faisait parti des 85% que je ne suis pas. Je me demande s'il était mon contraire. Je me demande s'il m'aurait "vue" si sa soeur était toujours en vie. Je me demande si on se serait rencontrés un jour. Je me demande si on serait toujours en contact aujourd'hui, après un échange complètement niais de téléphone dans les couloirs de l'université. Je me demande si je l'aurais cherché pendant des semaines, à savoir s'il était en vie. Bien sûr que non. Je ne l'aurais pas rencontré, et il ne serait pas suicidaire. Et ses yeux seraient animés par une lueur d'espoir que la plupart des gens possèdent.
Je repose la feuille et mon crayon à papier sur mon bureau. Je ne sais pas ce qu'il m'a pris. Je n'ai toujours dessiné que mon frère. Mais pour la première fois de ma vie, j'ai représenté les yeux d'Ashton. Et même si je ne veux pas l'admettre, je me rend compte, au fil de mes actes, que je m'attache beaucoup trop à lui. Et qu'il prend une place trop conséquente dans ma vie.
"-Je n'aime pas les gens.
-Donc, tu ne me supporte pas?
-... Je ne supporte personne. Sauf toi."
"It's killing me to see you this way"
