Chapitre 4

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Ben Ross était préoccupé. Il n'aurait su dire pourquoi, mais les questions de ses élèves après le documentaire avaient soulevé de nombreuses interrogations. Pourquoi avait- il été incapable de leur donner des réponses satisfaisantes ? Le comportement de la majorité des Allemands sous le régime nazi était-il si inexplicable ?

Cet après-midi-là, avant de quitter le lycée, le professeur avait emprunté une quantité incroyable de livres à la bibliothèque. Comme sa femme, Christy, passait la soirée au tennis avec des copines, il avait pu disposer d'un long moment de réflexion. Pourtant, après avoir parcouru la plupart de ces ouvrages, Ben commençait à croire qu'il ne trouverait nulle part de réponse satisfaisante. Les historiens savaient-ils qu'on ne pouvait répondre à cette question par des mots ? Était-il donc nécessaire d'avoir vécu cet épisode tragique pour être en mesure de le comprendre ? À défaut, fallait-il recréer une situation similaire pour y parvenir ?

Cette idée l'intriguait. Supposons, pensa- t-il, supposons que je prenne une heure de cours, ou peut-être même deux, pour mener une petite expérience. Pour essayer de montrer à mes élèves à quoi ressemblait la vie quotidienne dans l'Allemagne nazie. S'il trouvait le bon moyen pour conduire cette expérience, il était certain que les lycéens en retireraient bien plus que de n'importe quelle explication académique. Cela valait vraiment la peine d'essayer.

Ce soir-là, Christy Ross ne revint qu'à vingt-trois heures passées. Après le tennis, elle avait dîné au restaurant avec une amie. En rentrant, elle trouva son mari assis à la table de la cuisine, au milieu d'une montagne de livres.

« Tu fais tes devoirs ? plaisanta-t-elle.
– Dans un sens, oui », répondit-il sans lever le nez de sa lecture.
Christy remarqua un verre vide et une assiette pleine de miettes de sandwich posés en équilibre sur l'un des volumes.

« Bon, au moins tu ne t'es pas laissé mourir de faim », déclara-t-elle en emportant le tout vers l'évier.

Toujours plongé dans son livre, son mari ne répondit pas.

« Je parie que tu meurs d'impatience d'apprendre que j'ai battu Betty Lewis à plate couture, le railla-t-elle.

– Hein ? fit-il en levant enfin la tête.
– J'ai dit que j'avais battu Betty Lewis. »
Ben la regarda avec des yeux ronds.
Christy éclata de rire.
« Betty Lewis. Tu sais, celle contre qui je n'arrive jamais à gagner plus d'un jeu ou deux par set. Ce soir, je l'ai battue. En deux sets. Six-quatre, sept-cinq.

– Ah, euh... c'est chouette», répondit-il d'un air distrait avant de reprendre le fil de sa lecture.

Ce manque de tact aurait vexé n'importe qui, mais pas Christy. Elle savait que Ben était le genre de personne qui s'investissait dans ses activités. Ou plutôt qui s'y absorbait à fond, au point qu'il tendait à oublier le reste du monde. Elle se souvenait encore de l'époque où, à l'université, il s'était intéressé aux Indiens d'Amérique. Pendant des mois, il n'avait vécu que pour les Indiens, oubliant tout le reste. Le week-end, il allait visiter des réserves ou bien passait des heures à chercher de vieux livres dans des bibliothèques poussiéreuses. Il était même allé jusqu'à inviter des Indiens à dîner ! Et à porter des mocassins en daim ! Parfois, Christy s'était demandé s'il pousserait le vice jusqu'à se recouvrir le corps de peintures de guerre.

Ben était comme ça. Un été, elle lui avait appris à jouer au bridge. Au bout d'un mois, non seulement il était devenu meilleur qu'elle, mais il la rendait folle, insistant pour jouer au bridge à toute heure du jour et de la nuit. Il ne s'était calmé que lorsqu'il avait remporté un tournoi local, se retrouvant à court d'adversaires à sa mesure. C'était parfois effrayant, cette habitude de se perdre dans chaque nouvelle aventure.

Christy jeta un œil vers les livres éparpillés sur la table et soupira.

« De quoi s'agit-il, cette fois-ci ? Encore tes Indiens ? L'astronomie ? L'éthologie des orques ? »

Face au silence de son mari, elle prit quelques ouvrages.

« Le IIIe Reich : des origines à la chute ? Les Jeunesses hitlériennes ? lut-elle, les sourcils froncés. Qu'est-ce que tu fabriques ? Tu bachotes pour passer ton diplôme de dictateur ?

– Ce n'est pas drôle, marmonna-t-il sans lever la tête.
– Tu as raison », soupira-t-elle.
Ben Ross se redressa sur sa chaise pour regarder sa femme.
« Aujourd'hui, l'un de mes élèves m'a posé une question à laquelle je n'ai pas su répondre.

– Et alors ?

– Le problème, c'est que la réponse ne figure dans aucun livre. Peut-être que les élèves doivent la trouver par eux-mêmes. »

Christy hocha la tête.

« Bon, fit-elle. Je vois que la nuit va être longue. Rappelle-toi que demain tu dois être en forme pour assurer tous tes cours de la journée.

– Je sais, je sais. »

Elle se pencha pour déposer un baiser sur le front de son mari. « Essaye de ne pas me réveiller. Enfin, si tu viens te coucher... »

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