Chapitre 13

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Ces trois dernières années, Laurie avait passé tous les samedis après-midi de la saison de football à assister aux matchs en compagnie d'Amy. Bien sûr, David était toujours sur le terrain. Quant à Amy, même si elle n'avait pas de petit copain stable, les garçons avec qui elle sortait de temps en temps faisaient presque tous partie de l'équipe. Ce samedi après-midi-là, Laurie mourait d'impatience de retrouver Amy pour lui raconter ce que son père lui avait appris. Elle avait été surprise qu'Amy se laisse prendre au jeu si longtemps, mais Laurie ne doutait pas que, lorsqu'elle apprendrait qu'un lycéen s'était fait tabasser, elle comprendrait son erreur. De plus, Laurie avait un cruel besoin de lui parler de David. Elle n'arrivait toujours pas à comprendre qu'il ait pu la quitter à cause d'une chose aussi stupide que la Vague. Peut-être qu'Amy saurait quelque chose qu'elle-même ignorait. Peut-être qu'elle accepterait de parler à David de sa part.

Laurie arriva juste au début du match. Le public n'avait jamais été aussi nombreux, et de loin. Elle mit un moment avant de repérer la chevelure blonde et bouclée d'Amy dans la foule massée sur les gradins : elle s'était installée tout en haut, presque au dernier rang. Laurie se hâtait de gagner les marches lorsque quelqu'un lança :

« Stop ! »
Elle s'immobilisa, voyant Brad venir vers elle.
« Oh, c'est toi, Laurie. De dos, je ne t'avais pas reconnue », dit-il, avant de lui faire le salut de la Vague.
Laurie l'observa, immobile.
« Allez, Laurie, fais le salut, ensuite tu pourras monter, la pressa-t-il, les sourcils froncés.
– De quoi tu parles, Brad ?
– Tu sais bien, du salut de la Vague.
– Tu veux dire que je ne peux pas m'asseoir tant que je ne t'ai pas salué ? »
Il détourna les yeux d'un air penaud.
« Ben oui, c'est ce qu'ils ont décidé.
– Qui ça, "ils" ?
– Ben, les membres de la Vague, tu sais bien.
– Brad, je croyais que toi, tu étais un membre de la Vague. Tu fais partie de la classe de M. Ross, non ? »
Brad haussa les épaules avant de répondre :
« Je sais, merci. Ecoute, quel est le problème ? Fais le salut, ensuite tu pourras monter. »
Laurie leva la tête vers les gradins.
«Tu veux dire que tout le monde t'a salué ?
– Ben oui. De ce côté des gradins, en tout cas.
– Eh bien, moi, je veux monter de ce côté, pourtant je refuse de faire le salut, dit-elle avec rage.
– Mais tu es obligée, répondit Brad.
– Ah oui ? Selon qui ? s'indigna-t-elle en haussant la voix, attirant l'attention des élèves assis près d'eux.
– Allez, Laurie, répondit-il à voix basse, le rouge aux joues. Grouille-toi de faire ce salut débile, qu'on n'en parle plus. »
Mais Laurie était inflexible.
« Jamais de la vie, c'est vraiment ridicule. Même toi, tu vois bien que c'est ridicule. » Brad plissa les yeux, puis balaya la foule du regard.
« D'accord, laisse tomber le salut et va t'asseoir. Je crois que personne ne regarde », dit-il.

Soudain, Laurie ne voulait plus du tout se joindre à la foule dans les gradins. Elle n'avait aucune intention d'entrer en douce où que ce soit à cause de la Vague. Toute cette histoire dépassait les bornes. Même certains membres de la Vague comme Brad l'avaient compris.

« Brad, pourquoi tu fais ça si tu sais que c'est stupide ? Pourquoi tu te laisses faire ?

– Ecoute Laurie, je n'ai pas le temps de discuter. Le match a commencé. Je suis censé placer le public dans les gradins, je suis occupé, d'accord ?

– Tu as peur ? Tu as peur de la réaction des autres membres de la Vague si tu ne fais pas comme eux ? »

Brad ouvrit la bouche mais, pendant une fraction de seconde, aucun son n'en sortit.

« Je n'ai peur de personne, Laurie, répondit- il finalement. Et tu ferais mieux de te taire. Tu sais, hier, au meeting, beaucoup d'élèves ont remarqué ton absence.

– Ah oui ? Et alors ?
– Et alors rien. Je te préviens, c'est tout. »

Laurie fut frappée d'horreur. Elle insista pour qu'il précise sa pensée, mais il y eut une belle action sur le terrain. Brad se détourna, et les mots de l'adolescente se perdirent dans les vivats du public.

Le dimanche après-midi, Laurie et quelques autres de la rédaction du Grapevinetransformèrent le salon des Saunders en salle de réunion improvisée. Ils allaient mettre au point une édition spéciale qui serait presque entièrement consacrée à la Vague. Lorsque Laurie remarqua l'absence de plusieurs de leurs collaborateurs, elle voulut en connaître la raison. Silence. Personne ne semblait vouloir lui répondre. Puis Carl prit la parole :

« J'ai l'impression que quelques-uns de nos camarades préféreraient éviter d'encourir la colère de la Vague, si tu vois ce que je veux dire. »

Laurie se tourna vers les autres, qui acquiescèrent.

« Quelle bande de larves ! De poules mouillées ! lança Alex en se levant d'un bond, le poing tendu. Je jure de combattre la Vague jusqu'à la fin. Qu'on me donne la liberté ou qu'on me donne de l'acné ! »

Voyant les regards perplexes de ses camarades, il ajouta :

« Ben quoi ? L'acné, c'est pire que la mort, non ?
– Assieds-toi, Alex », ordonna quelqu'un. Alex obtempéra et le groupe se remit au travail. Ils avaient beau se plonger dans leur tâche, l'absence des autres pesait lourdement dans la pièce.

L'édition spéciale sur la Vague inclurait l'article anonyme ainsi qu'un reportage de Carl sur l'agression de l'élève de seconde. Heureusement, le garçon n'avait pas été grièvement blessé, juste un peu rossé par deux voyous. On ne savait même pas si la Vague en était bien la cause ou si ses agresseurs s'en étaient servis comme prétexte pour lui tomber dessus.

Dans tous les cas, l'un des deux types avait traité le nouveau de « sale Juif ». Les parents de la victime avaient appris à Carl qu'ils avaient retiré leur fils du lycée et qu'ils comptaient voir personnellement le principal le lundi matin.

Suivraient d'autres interviews de parents inquiets et de professeurs préoccupés. Mais de tous les articles, l'éditorial de Laurie, qui avait occupée presque tout le samedi, était le plus virulent. Il condamnait la Vague, l'assimilant à un mouvement stupide et dangereux qui supprimait la liberté de parole et de pensée, et qui s'élevait contre tous les principes fondateurs du pays. Elle y faisait remarquer que la Vague avait déjà fait plus de mal que de bien (même avec la Vague, les Gladiateurs du lycée Gordon avaient perdu 6 à 42 contre Clarkstown), et prédisait que, si l'on ne mettait pas fin au mouvement, il causerait plus de dommages encore.

Carl et Alex promirent qu'ils apporteraient le journal à l'imprimeur à la première heure le lendemain matin. Ainsi, ils pourraient le distribuer à l'heure du déjeuner.

La VagueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant