Partie 2 : Chapitre 5

1.2K 133 19
                                    

Les semaines passèrent, mon ventre grossissait ; je n'osais plus sortir. Si mesparents se turent, j'eus la certitude qu'ils savaient. 

Un matin de mai, jour de distribution de charcuterie, maman me demanda si je souhaitais l'accompagner. J'acceptais, et nous allâmes ensemble sur la petite portion de route qui serpentait entre les champs. Nous parlâmes de vétilles, du temps qu'il faisait, de sa vieille et bonne amie, madame Sandrine, dont le mari s'était lancé dans le marché noir. Nous parlâmes de tout, de rien, sauf de mon ventre bien arrondi qui arc-boutait le tissu de ma robe à fleurs. 

Arrivées au village, nous allâmes faire la queue face à la devanture de la boucherie Saint-Clair. Nous croisâmes quelques regards curieux, d'autres, mauvais.On nous considérait avant de revenir à son voisin, et maman faisait semblant de ne pas le remarquer. Je me souviens des messe-basses : « Regardez, comme elle est pleine... » , « nazi » , « cochonne » , « je vous l'avais bien dit. » Parmi les femmes se trouvait madame Martin croisée à la Kommandantur ; je la regardai, lui fis baisser les yeux. Ma mère, elle, interrompit nos emplettes avant de quitter la file. 

Une atmosphère étrange régnait à la ferme, un tabou — mon secret connu de tous. Ils ne posaient aucune question, et je ne parlais pas. Le seul qui semblait ne rien remarquer, c'était Siméon. Ralph s'était radouci, et nous partagions, tous les trois, quelques heures dans la chambre rose où ce dernier avait élu domicile après m'avoir proposé celle qu'il occupait jusqu'alors. 

Le soir, de terribles nausées venaient me faire plier en deux. Je devenais blanche, avais terriblement chaud, et passais la nuit dans un état d'agitation et de nervosité incontrôlable. Il m'arrivait de penser qu'il s'agissait d'une punition. 

Ralph apprenait le français, il lisait ce livre, adoré de Siméon : 

« Little Nemo » prononçait-il, « et le monde des.., des... ca-ouchmardès ? » 

Mon frère se moquait de lui, et les rires, des éclats enfantins, déridaient le jeune Allemand. Il s'agitait en tout sens tandis qu'il lisait, puis Siméon instaurait une bataille d'oreillers. Je les observais derrière l'interstice, muette comme un sourire réchauffait mon visage. Je me sentais vivre, je percevais de l'espoir — les chuchotis ne m'attristaient plus. Je ressentais une profonde fierté, la maudite ligne nem'inquiétait plus : la pourriture est partout, qu'elle soit allemande ou française, elle ne connait pas de nationalité. 

Certains jours, j'étais éprise d'une fatigue incommensurable qui survenait sans raison apparente. Je me levais, déjeunais avec mon père ; si les sujets demeuraient les mêmes, la conversation nous liait d'une certaine douceur de vivre jusqu'à ce que nous nous séparions. Je retournais alors à l'étage, puis advenait la fatigue. Mes yeux se faisaient lourd, piqués de sommeil. Je m'étendais sur le lit, ramenant à moi la couverture et ce livre, qui parlait d'un mariage arrangé entre une belle jeune femme et un idiot fortuné. Ce roman appartenait à ma mère ; celle-ci était friande de ce genre d'histoires. Comme souvent, un bel homme arrivait, plus jeune et plus intelligent, véritable amour de l'héroïne, que celle-ci devait oublier pour l'honneur et le bonheur pécuniaire de sa famille. Je pensais au jeune Werther et à sa magnifique Lotte ; cela savait me rendre délicieusement triste. Je posais le livre et me perdais dans mes pensées, mes yeux me suppliant de s'éteindre. Je devinais aisément son visage, la poitrine de Hans remonter doucement tandis qu'il respirait. Je voyais ses tempes, blondes, le sang affluer en rythme sous la peau claire, et son haleine, tiède,former un baiser invisible. Qu'il était beau ! Lorsque ses paupières fines allaient cacher le bleu de son regard... Je désirais le voir, mais près de moi, ne trouvais qu'un livre — des pages jaunies par le temps depuis que ma mère, elle aussi, avait dû rêver d'un amour aussi grand. Alors, j'écoutais les bruits de la ferme, le tintement de la vaisselle, le grincement des portes, et le caquètement des poules.

Aux premiers jours de juillet, une panne de courant générale plongea Colleville dans le noir et vint interrompre cette vie d'indolence. Des câbles avaient été sectionnés durant la nuit par les maquisards, et quelques soldats de la Wehrmacht donnèrent dans une embuscade. On disait partout qu'à la Kommandantur, les Allemands se trouvaient dans un état d'extrême agitation. 

À nouveau, Colleville respirait craintivement en attente de sa punition,imaginant les futures représailles. Combien d'hommes cette fois-ci ? Combien seraient-ils, ceux qui allaient servir d'exemple ? 

Le 3 juillet, tout le monde fut réuni sur la place de la mairie. Les femmes observaient craintivement leurs hommes, lesquels scrutaient étroitement les Allemands qui installaient les potences. Maman et moi, nous tenions côte à côte, Siméon devant moi, et petit père derrière nous. 

L'on nous fit mettre en rang : les femmes et les enfants à gauche, les hommes,à droite. Nous regardions les soldats s'activer, exécuter des nœuds coulants. La foule s'agitait, elle bruissait, effrayée par cette rangée de cordes qui pendaient aux fenêtres, jusqu'aux branches les plus robustes des platanes du champ de foire. 

— Que font-ils ? chuchota mademoiselle Jarry. Qui sont les pauvres bougres ? 

Ceux qui avaient compris l'observèrent sans répondre. 

Je serrai la main de ma mère et vis la longue silhouette de l'Hauptsturmführer Diederich se frayer un chemin depuis les marches, entre les soldats de la Wehrmacht qu'il appelait les petits hommes verts. 

— Citoyens de Colleville, déclara-t-il au-devant de la place. 

Il avait quelque chose d'impérial, là, dans son manteau de cuir qui allait frapper l'arrière de ses bottes lustrées. Tandis que nous attendions, il ne livra aucun discours, mais se mit à nous compter. 

Il se tourna vers quelques jeunes recrues qui l'accompagnaient : 

— Choisissez un homme, une femme et un enfant dans vingt foyers, de telle sorte qu'aucune famille ne se trouve lésée entièrement ; soyez justes et équitables. 

En tout sens, on s'agitait sur le champ de foire, mais les soldats qui nous encerclaient dirigèrent leurs armes sur nous. Au milieu des hurlements de détresse,des corps se firent happer, tirés dans un sens par leur famille, plus violemment de l'autre, par les SS qui répliquaient à coups de crosse. 

À travers ce déluge de violence, je serrais Siméon contre ma hanche lorsque je vis ma mère emportée par l'un d'eux. Je criai, m'arrachant à la foule pour tenter de saisir sa main dans la bousculade, sans succès. Avec acharnement, parant les coups,je parvins à me frayer un passage jusqu'aux marches où se trouvait le Diable, où se trouvait Dieu, m'égratignant les genoux devant lui. 

— Hauptsturmführer ! m'écriai-je à ses pieds. 

Je tournai la tête en direction des arbres, vis ma mère à qui l'on passait la corde, lorsque Diederich se baissa et posa sa main sur mon ventre avec ce sourire qui lui donnait l'air d'un fou. 

— Relevez-vous ou je vous fais pendre. 

— Pitié.., soufflai-je en me redressant, je vous en supplie..! 

— Pitié ? murmura-t-il. Un bon soldat n'en a aucune. C'est un jeu,Mademoiselle... Une vie en vaut une autre. 

À quelques mètres, j'entendis le bruit de la corde et je compris. 

— Elle.., ELLE ! m'exclamai-je en désignant Madame Thernet. 

— Elle ? Mais que fait-elle ? demanda-t-il en souriant. Criez, Mademoiselle Thomas, sauvez votre maman... Un enfant a besoin d'une grand-mère, n'est-ce pas ?D'autant plus si le papa est mort au front... 

Je sondai son regard, répondis ce qu'il attendait : 

— Elle cache des Juifs ! 

Satisfait, repu de sadisme, il se retourna. 

— LASST SIE LOS! (Laisse-la) ordonna-t-il au SS qui s'apprêtait à jeter ma mère dans le vide. Il désigna ma voisine. SIE! (Elle) 

Deux soldats emportèrent madame Thernet vers la corde comme elle se débattait. Passant devant nous, elle hurla : « Salope ! Raclure à Boches ! » 

J'essuyai honteusement ce crachat qui dégoulinait sur ma joue, croisant au loin le regard désemparé de mon père dans la foule. 

Derrière moi, l'Hauptsturmführer Diederich se pencha et me caressa les fesses. 

— Félicitation pour votre demi-aryen... souffla-t-il. 

LiebchenOù les histoires vivent. Découvrez maintenant