Je ne sais pas comment écrire la fin, parce qu'elle fut abrupte et qu'elle m'est pénible. Comment décrire la perte de ceux qu'on aime ? Rapporter la blessure, les détails, ou nos derniers mots d'amour, me paraît indécent.
Dans le gris des rues étouffantes, dans les journaux, apparurent de petits encarts, de grandes affiches :
« La mort pour les distributeurs de tracts ! »
Mai 1944, et déjà la chaleur était venue ébouillanter le village, blanchir nos chemins à la force du soleil. Et nos routes — nos routes — il me semblait que l'odeur du sang s'extirpait du goudron après y avoir longuement infusé.
— « Les autorités allemandes, lus-je dans la salle de projection, font connaître que seront mis en liberté les prisonniers de guerre, parents des personnes qui auront fourni des renseignements sur des soldats étrangers, des espions, des parachutistes ou des saboteurs, de façon que l'arrestation de ces derniers puissent être exécutées. Ces renseignements seront donnés à la Feldkommandantur compétente. »
— Ami fidèle... marmonna Matthias au-dessus de la proclamation. Plutôt un bourreau. Je sers la propagande, des gens vont mourir à cause de ces affiches.
Avec beaucoup d'amertume, il détacha son regard du bureau et jeta un œil à sa montre. Il soupira longuement, tourné vers la lucarne qui délivrait une raie de lumière poudrée à travers les rayonnages.
— À quelle heure commence la projection ?
— Dans vingt minutes, répondit-il, perdu dans ses pensées. Parfois, je me dis qu'il faudrait brûler le cinéma lorsqu'ils sont à l'intérieur, même si certains d'entre eux sont mes amis. Il eut un sourire. Il faut être fou pour dire ça, non ?
— Je ne sais plus vraiment ce que c'est, avouai-je, être fou.
— Vous savez, reprit-il en se redressant, ces cinq Français qui ont été fusillés avec votre vieil ami, c'est sorti de nulle part.
À cette phrase, cette expression — « mon vieil ami » — me vint le souvenir du vieux monsieur à lunettes en salopette bleue qui parlait de son poulet et de sa bonne femme un peu stricte. J'entendis monsieur Flochard me redire, comme s'il pouvait encore le faire : « Ma femme n'aime pas quand je suis en retard pour le poulet. »
Je souriais, les larmes aux yeux.
— Oh, fit Matthias en me tendant son mouchoir, excusez-moi.
— Ce n'est rien, murmurai-je, mais que vouliez-vous dire ?
J'essuyai ma joue.
— Nun ja, (Eh bien ) le jour, l'adresse, l'heure exacte. Je veux dire... s'exclama-t-il, le café ? Tous ces Allemands venaient dans votre café, il n'émettaient aucun doute.Pourquoi ce jour, d'un coup, comme cela ?
— Je n'en sais rien, dis-je en regardant à mon tour par la lucarne, mais je me pose également des questions, surtout depuis que j'ai vu les affiches.
Sur le trottoir, je vis plusieurs paires de bottes, passer d'un rythme monotone.Un soldat écrasa sa cigarette, j'entendis sa voix comme il discutait avec un autre.
— Il s'est mis à pleuvoir, murmurai-je sur la pointe des pieds.
— Tant mieux, soupira Matthias, tant mieux. Je ne supporte plus la chaleur, und dieser Scheiß uniform! (Et cet uniforme de merde..!)
Je le vis brusquement ôter sa veste, se débattre avec les manches comme une couture craqua. L'air excédé, il la jeta sur une caisse de bobines, puis arracha le brassard qu'il portait au bras gauche avant de s'asseoir.
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Liebchen
Historical FictionLauréat des WATTYS2020 dans la catégorie Fiction Historique // Colleville-sur-Orne, Calvados, 1940. « Exode sur les routes. Exercices de défense passive au gaz. Convois anglais de passage. Voix radiophoniques. Nuits de terreur. Hausse du prix de la...