De retour à la ferme, je fus accueillie par les cris de mon père qui perçaient depuis la cuisine. Affairée au-dessus des casseroles, maman acquiesçait sous l'intonation menaçante de mon père. Je trouvai Siméon en train de pleurer dans l'étable. Il tenait contre sa poitrine les débris d'une locomotive en bois que Ralph lui avait offert. Je ramassai une petite roue et allai la lui porter. Mon frère s'agitait, tout rouge, se balançant d'avant en arrière et ne me prêtant aucune attention. Lors des moments comme celui-ci, Siméon était inatteignable. Je restai à ses côtés et l'observai, assise sur le foin, le menton sur les genoux.
Également pénible, le repas se déroula dans un silence insupportable et équivoque. Le bruit même du potage finit par me répugner.
Je posai ma cuillère :
— Quoi, amorça mon père, encore du gâchis ?
— Je n'ai plus faim.
— Ah, c'est sûr...
— Albert.., intervint maman, Siméon va finir la soupe.
Bien que Siméon approuvât, mon père n'en eut que faire.
— Nous sommes si riches après tout, maugréa-t-il, le nez plongé dans son bol.
— Je n'ai pas dit ça, me défendis-je.
Il leva les yeux de son potage, le visage terni par la fatigue, et l'air mauvais.
— T'iras demander de l'aide aux boches quand on n'aura plus rien, pour voir.
Je me tus une seconde, mais fus incapable de me contenir plus longtemps :
— Certains Allemands semblent plus intelligents que certains Français...
Son bol et sa cuillère s'abattirent sur la table en bois.
À nouveau, maman s'interposa :
— Peut-on manger tranquillement ? pour une fois ?
— Tu entends ce qu'elle dit ? ta fille.
J'aimais l'idiotie de la particule « ta », l'homme se dédouanant de toute paternité lorsque ladite fille ne lui convient plus.
— Mais Ralph est gentil par exemple, reprit ma mère, c'est vrai...
— Ne te mêle pas de ça Nicole ! Toujours à vouloir me contredire !
— Te contredire, te contredire... balbutia désespérément ma mère.
Une fois de plus, j'observais mes parents se désunir autour du dîner tandis que Siméon mangeait ma soupe d'un air absent. Si effectivement je les voyais, je ne les entendais plus, comme si les mondes de Siméon m'avaient aspirée avec lui.
— SUFFIT ! hurla assez fort mon père pour que je l'entende. Plus qu'assez de ces histoires de bonne femme ! Nous sommes en guerre !
— La guerre est perdue papa, eus-je le malheur de dire.
Il se leva si brutalement que sa chaise en tomba à la renverse. L'instant d'après, il me chassait. Je quittai la cuisine dans un silence de mort, glissai quelques affaires dans un sac avant de filer dans la nuit.
* * *
Je n'appréciais pas particulièrement la compagnie de mon père. Pour tout dire, elle me faisait peur. Je craignais les silences qui en résultaient, l'ennui de nos conversations. Si je le percevais, il devait le percevoir aussi.
C'était ce genre de considération qui me faisait l'éviter autant que possible lorsque je me trouvais à la maison. Pourtant, je ne le détestais pas. Je l'aimais comme on aime un père — invariablement, sans aucun moyen de briser le lien qui nous unissait : celui du sang. Il était mon père, et personne ne devait le toucher.
VOUS LISEZ
Liebchen
Ficción históricaLauréat des WATTYS2020 dans la catégorie Fiction Historique // Colleville-sur-Orne, Calvados, 1940. « Exode sur les routes. Exercices de défense passive au gaz. Convois anglais de passage. Voix radiophoniques. Nuits de terreur. Hausse du prix de la...