Partie 1 : Chapitre 13

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Je ne sais pas comment décrire le dernier soir où nous nous vîmes, si ce n'est dire que nous nous trouvions dans l'appartement de grand-père, et que Hans n'avait plus tellement envie de se rendre à Berlin

Je lui dis : « Vas-y ! Comme tu me l'as dit, ça n'est que trois jours. » 

Il me serra plus fort, et je fermai les yeux. Il embrassait mon visage, mes joues, mon front, se répandant comme l'eau du baptême. Aussi chanta-t-il une chanson après m'avoir vu pleurer, une chanson très idiote qui lui donnait l'air bête. 

Il sauta sur le sofa, forçant les traits de ce chant populaire allemand intitulé Komm, Karlineken, komm! qui existait en français et qui faisait : « Viens poupoule,viens poupoule, viens ! Quand j'entends des chansons ça m'rend tout polisson. Ah !viens poupoule, viens ! Souviens-toi qu'c'est comm'ça que j'suis dev'nu papa. » 

Debout sur le canapé, il faisait mine de marcher au pas. 

Wir woll'n nach Pankow geh'n, chantait-il et vous ne l'arrêtiez plus. Da ist es WUNDERSCHÖN! Pankow, Pankow, Pankow! Kille kille! Pankow, kille kille HOPSASA! 

Je le vois bondir sur le parquet, m'arracher d'entre les couvertures et entamer un tango ridicule à travers le salon. Il s'écrie : « Chante Béate ! Es ist leicht!» - C'est facile

Moi,je ris, hilare contre son épaule tandis qu'il m'entraîne et reprend : Komm, Karlineken,komm! Et son regard s'étire en un second sourire, un troisième au fond des yeux d'où le bleu pétille, étudiant le bonheur qu'il engendre. 

Cette nuit là, notre dernière nuit, il m'offrit un bouquet de douce-amère qu'il avait cueilli près des côtes, une belle fleur sauvage violet et jaune qui porte en elle un fruit toxique que je compare à notre amour. 

Sans le savoir, nous étions sur le point de nous séparer pour une période indéterminée. Durant des mois, ce visage ne s'animerait plus, cette voix ne résonnerait plus, la chaleur serait absente, et avec elle, la vie. 

Mais cette nuit encore, j'étais heureuse, je ne savais pas. Il était là, à mes côtés, nous entretenant de nos rêves, laissant à l'imagination le plaisir de décrire chaque pièce de ce qui devait être notre future demeure. Nous cherchions des noms abominables pour les quatre enfants, « toujours quatre » : Benignus, Léon, Raoul,Olaf, pour les garçons, Albertine, Berthe, Gertrude, Birgit, pour les filles. 

— Le Führer possède une grande et belle maison dans les Alpes bavaroises,plaisanta-t-il. Je compte la lui voler. 

— L'as-tu déjà rencontré ? 

Il me raconta comme il s'était senti minuscule face à cet homme plus petit que lui, lorsqu'ils s'étaient serré la main sur la terrasse de l'hôtel Adlon. Le Parti avait organisé une réception après plusieurs jours de cérémonie dans les rues de Berlin.Hans et ses parents (d'appréciables membres du Parti) avaient été invités. 

— Nous étions dehors, depuis l'hôtel tu peux voix la Porte.., Brandenburger ? Jene sais pas en français. Je me trouvais devant lui ; c'est un très bon orateur, et j'ai immédiatement pensé que cet homme était un grand homme, qu'il allait sortir le peuple allemand de la précarité. Je suis de bonne famille, je n'ai pas à me plaindre,mais j'ai vu ceux qui n'avaient plus rien après la Grande Guerre, pendant... J'étais enfant, et ces choses marquent. 

— C'est le peuple qui endure.Il acquiesça, taciturne. 

— J'étais dans la voiture, commença-t-il, j'ai vu ce petit garçon de mon âge, un mendiant, grelotter sur le trottoir avec sa mère. Ils étaient tous deux si maigres... Lui,il avait de grands yeux qui prenaient toute sa tête, son petit visage terne.., avec le front proéminent et la peau si fine qu'on pouvait voir le crâne. À la maison, nous avons mangé l'Apfel-Marzipan-Strudel de ma mère, c'est mon préféré. J'ai bu un grand verre de lait et je suis allé tout vomir. Tu sais pourquoi ? 

Je secouai négativement la tête en attendant la suite. 

— C'était mon anniversaire, et j'avais peur de ne plus avoir faim pour le dîner. 

Il eut un vague sourire. 

Plus avoir faim... » répéta-t-il d'une voix grave. 

— Combien de choses comme cela n'as-tu jamais dite ? demandai-je. 

Il haussa les épaules. 

— Ça ne sert à rien, répondit-il, les remords et les regrets, c'est pour soi-même, c'est utile. 

— Utile ? Utile, comment ? 

— Il s'agit de ne pas faire deux fois la même erreur. 

— Cette guerre, vingt et un ans après la fin de la première, c'est une erreur. 

Il instaura un court silence avant de répondre : 

— C'est une erreur utile, c'est une vengeance. 

Il cessa d'entremêler ses doigts lorsqu'il s'en rendit compte, releva la tête et me sourit doucement comme s'il venait de s'éveiller. 

De sa musette, il sortit un appareil photo Leica, l'un de ces beaux modèles protégés par un étui en cuir brun. 

— Qu'est-ce que tu fais ? m'affolai-je tandis qu'il le pointait sur moi. 

— À ton avis, se moqua-t-il, qu'est-ce que j'ai l'air de faire ? 

Je ris derrière la tasse lorsqu'il prit cette photo qu'il emporterait à Berlin

LiebchenOù les histoires vivent. Découvrez maintenant