Partie 1 : Chapitre 7

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Ce fut le premier soir où nous dinâmes tous autour de la même table — mes parents, Siméon, Ralph et moi. La panique de l'après-midi avait sans doute fait oublier temporairement les divergences habituelles, qui faisaient que Ralph mangeait dans sa chambre, ou petit père, dans l'atelier. J'aurais dû m'en réjouir, mais n'y parvenais pas, plongée dans la bataille que se livraient mes pensées. Le choc m'avait anesthésiée, puis survint un sentiment pire que l'abattement : le remord.

— Nous n'avions jamais vu ça ici auparavant... souffla papa.

Il voulait dire, avant l'occupation.

C'est forcément, enfin.., tu vois. »

À ma mère, il désigna Ralph du coin de l'œil. Si celui-ci s'en aperçut, il fit mine de ne rien voir et déclara :

— Cette jeune femme s'entretenait beaucoup avec les soldats allemands...  Peut-être cela a-t-il déplu à certains des vôtres.

Ils poursuivirent ainsi, se flagellant par le biais d'accusations indirectes, se dénigrant tour à tour sous couvert de politesse.

Je ne supportais plus de les entendre, de les voir trouver un nouveau prétexte de se quereller. Je pensais à Nadette, et sa mort pesait sur ma conscience sans que je ne puisse rien dire. Je me faisais l'effet de disparaître, dévorée par mon silence. Je ne l'avais pas accompagnée, je ne l'avais pas rejoint au cabaret ; c'était l'avoir guidée moi-même, tuée moi-même, là-bas, sous le pont.

Ma mère m'extirpa de mes pensées, saisissant ma main sur la nappe avant de la serrer doucement. Je regardai son poing recouvrir le mien, lui répondis par un sourire alors que Ralph m'examinait. Ses yeux ressemblaient à deux sentinelles bleues, aussi vives et déterminées qu'une tique. Ce que je lisais dans ce regard m'inquiétait, me rendait honteuse. Je m'appliquai à l'éviter durant tout le repas, ne faisant ainsi qu'attiser l'attention qu'il me portait.

Le dîner terminé, je montai m'enfermer dans la chambre rose où Siméon m'attendait déjà sous les couvertures.

« Little Nemo ! » clama-t-il, « Pourquoi tu m'as pas lu, Bé ? »

— J'étais chez pépé, répondis-je.

La culpabilité s'ajouta aux remords ; j'avais tué mon amie, abandonné Little Nemo... Au nom de quoi ?

Je pris le livre sur le lit, près de mon petit frère aux grands yeux bruns. Je les vis s'arrondirent à mesure que le récit avançait, filant au rythme de ma voix et des ombres sur le mur. Je le regardais rire, ou bien se terrer sous les draps avant de reparaître, subjugué, jusqu'à ce que le sommeil ne l'emporte.

Je le bordai, puis perçus deux petits coups à la porte. J'invitai l'inconnu, et distinguai bientôt le visage de Ralph à la lueur vacillante d'une lampe à huile.

— Tu as besoin de quelque chose ?

Tandis qu'il demeurait immobile, j'observai la manière dont ses cheveux blonds semblaient prendre vie aux mouvements de la flamme.

— Je vous ai vu au château, murmura-t-il, l'officier Kügler et toi.

Je baissai la tête, m'apprêtant à répondre comme il m'interrompit :

Gute Nacht, Béate. »

Il s'en retourna, me laissant seule avec l'incertitude.

Celle-ci m'accompagna la nuit entière, ainsi que les jours suivants. À cause d'elle, je ne me rendis pas au rendez-vous fixé avec Hans le lendemain matin.

Je me demandais s'il y était allé, s'il m'avait attendu avant de comprendre que je ne viendrais pas. Les semaines passèrent, je ne le voyais plus. Je regrettais ma couardise, ou mon courage — je ne parvenais pas à trancher. Quant à la mort de Nadette, elle avait renforcé les tensions entre occupant et occupé. Au village, on pensait que le meurtre était du fait d'un Allemand.

LiebchenOù les histoires vivent. Découvrez maintenant