L'atmosphère est palpable. Le silence, lui, pesant. Je m'empresse d'essayer de changer les idées de tout le monde et propose, aussi spontanément que possible :
— Et si l'on préparait à manger pour ce soir ?
Mon estomac cri famine alors que nous avons mangé il n'y a pas si longtemps, et plutôt bien mangé, d'ailleurs.
— Bonne idée ! s'enthousiasme Caem, contre toute attente.
Dans la petite cuisine à bois, nous trouvons de quoi préparer un bouillon de lard. Ni vu ni connu, je pioche plusieurs fois dans les ingrédients pour manger en douce. Je me jure de trouver une solution pour remercier Marsalie et la dédommager pour cela. J'espère qu'elle ne m'en voudra pas, mais la faim me tiraille le ventre. La faim d'une femme contrainte de se nourrir pour deux. Deux...
Instinctivement, ma main droite vient se poser sur mon ventre. Caem est concentré sur la cuisson et n'a rien remarqué. Tant mieux. Il ne manquerait plus que cela... Je repense à ce qu'a dit Asuia et songe au fait qu'il pourrait bien deviner plus vite que prévu. M'aimera-t-il s'il l'apprend ?
— J'en suis convaincue, souffle Asuia pour me rassurer.
Je ne sais trop quoi penser. Je ne peux nier le fait que je me suis déjà bien trop attachée à lui. J'ai peur de perdre ce petit quelque chose que l'on a tous les deux. Alors quand nous terminons de jeter tous les aliments dans l'eau frissonnante, bientôt bouillante et laissons la casserole sur le feu, mon cœur s'apaise enfin : Caem m'attrape doucement la main et me tire vers lui.
— Laisse-moi t'aider avec la crème, me murmure-t-il à l'oreille.
Il entreprend de me l'appliquer sur chacune de mes plaies. Délicatement. Bien trop doucement. Je regrette presque que Lys ne soit plus là pour s'en occuper elle-même, car je sens mon corps frémir sous chacun des gestes de mon sauveur. Je sens mon idée de m'éloigner de lui se mettre à mal, définitivement. J'ai tellement mal, et pourtant. Cette crème transforme chacune de ces douleurs en une étonnante vitalité, si bien que je laisse Caem faire sans rien ne pouvoir lui opposer. Je rappelle à Caem les recommandations de Marsalie concernant les muqueuses — de peur qu'il ne se frotte les yeux ou que sais-je encore. Tandis qu'il effleure mes jambes, je crois l'entendre dire :
— Dommage...
Je laisse échapper un rire de gorge quand il se dévie et vient m'embrasser avec une fougue que je ne lui soupçonnais pas.
— Et ici ? dit-il entre deux mordillements de mes lèvres.
— Normalement, rien ne te l'interdit...
Il se recule et me regarde longuement. Je ne sais pas vraiment ce que je vois dans ses yeux : de l'espoir ? De la joie ? De la tristesse, un peu, aussi. Il les détourne rapidement pour continuer ses soins. Comment il en a fini du reste de mes blessures de guerre, Caem s'occupe des deux qui semblent me défigurer : l'une à la joue droite, et l'autre vers l'oreille gauche.
— Bientôt, tout cela ne sera plus que de mauvais souvenirs, m'assure-t-il.
J'acquiesce. A vrai dire, peu m'importe. Je ne sais même pas de quoi je suis censée me souvenir au sujet de ces plaies. Je n'ai aucune envie de savoir ce qui les a provoquées. Je ne veux pas non-plus savoir pour quelle obscure raison. Elles sont là, je m'y ferai. Un instant, l'idée qu'on m'ait violentée me submerge. Serait-il possible que l'enfant que je porte soit issu d'un... d'un...
— N'y pense pas ! tonne Asuia dans mon crâne d'une voix qui résonne comme un écho malade.
Au fond, j'aimerai bien savoir. Peut-être que dans d'autres circonstances, j'aurais pu faire une croix sur mon amnésie — comble de l'hypocrisie — et construire une vie stable avec Caem. Mais quelque part en moi remue un petit être qui me rappelle qu'avant, j'étais quelqu'un d'autre. Quelqu'un qui ne se prénomme pas 57. Quelqu'un que je ne suis plus, certes, mais qui habite ce corps avec moi. Qui partage les conséquences de cette vie perdue.

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Inconnue 57
Fantasía57 a tout oublié lorsqu'elle est trouvée sur une plage par de parfaits étrangers à la vie mouvementée. Elle n'a pas de prénom, ne sait pas d'où elle vient et ne sait absolument pas où elle va. Tout ce qu'il lui reste de son passé ? Un étrange tatoua...