Chapitre 4

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« En 1941, c'est La Voix du Nord qui paraît et son premier numéro s'annonce gaulliste. Mon père qui avait fait des tracts, il en avait fait 24 avant ce journal, a décidé d'arrêter, car ce n'était pas sa vocation. À peu près à la même époque paraît La Voix de la Nation avec Nelly Devienne, » Témoignage Edgar d'Hallendre.

On avait installé Loki, dans la chambre d'amis se trouvant juste en face de la mienne. Chambre dans laquelle il restait cloîtré. Depuis lors où mon père avait fini son petit discours, il n'en sortait plus. Perdu dans ses pensées, il devait très certainement réfléchir à comment il en était arrivé là. Ne sachant quoi penser de cet inconnu, j'ignorais comment agir face à lui. Certes, je le respectais pour ce qu'il avait fait, mais il n'en restait pas moins un étranger dont je me méfiais.

Alors quand viens pour moi, le moment de lui apporter des affaires et de le prévenir du déjeuner, je restais plantée devant la porte, me demandant si je devais rentrer ou pas. Je venais de toquer et je n'obtiens aucune réponse. Dansant d'un pied sur l'autre, je fixais avec insistance notre porte en chêne sculpté. Interrogatrice, je me demandais ce qu'il pouvait bien faire dans cette chambre pour ne pas me répondre. Immédiatement, je me mis à penser au pire. Et s'il avait décidé d'en finir ? Au vu de son regard apeuré, ça ne m'étonnerait pas. Après tout, peut-être préférait-il mourir de lui-même plutôt qu'aux mains des SS. Non. Je ne devais pas penser à cela. Loki semblait être quelqu'un de fort... Enfin, j'espère.

Soufflant un grand coup, je pris sur moi et actionnais la poignée. J'entendis le clic s'enclencher et je me figeais. Rentrer ou ne pas rentrer ? Rester à attendre dehors ou affronter cet homme que je ne connaissais pas ? L'impatiente me gagnant, la décision fut vite prise. Je poussais la lourde porte et m'avançais dans la pièce. Plonger dans la pénombre, il avait tiré les volets. M'étant un petit peu de temps à m'habituer à la luminosité, je le cherchais du regard, avant de tomber sur sa silhouette. Allonger dans le lit, sous les couvertures, il dormait paisiblement.

Gêné de le surprendre, dans son intimité, j'osais effectuer un pas dans sa direction. Timidement, je m'agenouillais près du lit, secouant doucement son épaule que je devinais sous les draps. Grognant, il finit, par ouvrir un œil, puis deux, pour finalement se redresser. Ne faisant pas attention à ma présence, il ne prit pas la peine de se couvrir. Je vis pour la première fois de ma vie le torse d'un homme de mon âge, mis à nu. Bien sûr, j'en avais déjà aperçu, vu, mais jamais d'aussi près. Troublé par son physique avantageux, je dois l'avouer. Je me sentis surtout extrêmement mal à l'aise. Si la situation n'était pas si grave, j'aurais pu en rire. L'ironie pointant le bout de son nez.

Me remarquant enfin, il cherchait ses lunettes afin de mieux me percevoir. Je reculais précipitamment, ne souhaitant pas qu'il s'aperçoive de mon malaise. Rouge, je baragouinais quelques mots, lui faisant comprendre ce que j'étais venu faire ici. J'aperçus, son sourire en coin, avant de m'enfuir par là où j'étais venu.

Installé à table, on le vit arriver nonchalamment, s'asseyant à nos côtés partageant notre maigre repas. Plonger dans son mutisme, une ambiance froide régnait à table, jusqu'à ce que mon père intervienne.

- Alors mon jeune garçon, qu'allez-vous faire après avoir passé la frontière.
- Je n'en sais rien, Monsieur. À vrai dire, je n'y ai pas vraiment pensé. Je dois vous avouer que pour l'instant ce qui me préoccupe le plus, c'est ma famille. J'ai peur qu'ils s'en prennent à eux. Avoua-t-il sa voix pleine de trémolos.
- Votre famille habite Bordeaux ? Osais-je demander, souhaitant, apprendre à le connaître.
- Pas vraiment, on habite dans un petit village situé à quelques kilomètres de la ville. M'expliqua-t-il, un léger sourire aux lèvres. À ce moment-là, je sus que l'on allait bien s'entendre.

Mon père me déposa en ville afin de faire des courses. Enfin un semblant de course tout du moins. Parcourant la ville à la recherche d'un épicier qui aurait de quoi nous sustenter, je perdais rapidement espoir, en voyant défiler les différents panneaux, annonçant « plus de pain », « rupture de lait »... Le manque cruel de nourriture était affligeant, et il l'était encore plus quand on voyait tous ces Allemands manger à leur faim nous réduisant à l'état de larves, nous plongeant presque dans un état végétatif. Furieuse face à temps de mépris, face à leur petit sourire condescendant. Je m'imaginais volontiers leur foutre mon poing dans la figure. Sauf que ce n'était évidemment pas possible. Il m'aurait violenté, violé, tué même pour avoir osé leur dire leurs quatre vérités.

Je prenais sur moi, espérant qu'un jour tout ceci cesse. Que cette folie cesse. Et alors que j'errais dans les rues pavées, à la recherche d'un sauveur, j'aperçus des hommes distribuant des tracts. Ces petits bouts de papier se faisaient de plus en plus nombreux et la presse clandestine grandissait de jour en jour. Malgré les affiches de propagande d'Hitler, malgré la menace qui pesait sur nos vies, ses hommes s'acharnaient à nous donner de l'espoir. Ils se battaient pour leur liberté d'expression, notre liberté. Aussi étrange que cela puisse paraître, ils nous donnaient la force de continuer, de ne pas nous avouer vaincus face à l'occupation. Ils nous rendaient un espoir quelque peu éteint, ils arrivaient à allumer en moi un feu nouveau. Une lueur qui me disait « tout n'est pas perdue ». Ces simples mots sur du papier me donnaient la force d'espérer, de croire en notre libération. Et sans que je ne sache pourquoi, je sus qu'ils joueraient un grand rôle dans les événements futurs et qui sait peut-être, dans l'organisation d'une véritable résistance.

Quelques instants plus tard, je retrouvais mon père sur la grande place. Mon panier de vivres à la main, je lui présentais notre vague requête. Soupirant, je sus que l'on devrait encore compter sur notre pauvre jardin qui donnait de moins en moins avec le climat ambiant. Fatigué de survivre, je me promis que si jamais on s'en sortait, plus jamais je ne nous laisserais mourir de faim. Cette sensation de nœud à l'estomac qui vous tord le ventre, et qui vous empêche de vous concentrer, la faim vous tiraillant les entrailles... Je ne voulais plus la ressentir. Mais je n'avais pas le choix.

En arrivant, je retrouvais Loki, qui me proposa gentiment son aide. Il m'avoua ne pas trop s'y connaître en cuisine, mais j'acceptais avec joie. Après tout, il devait tourner en rond à rester enfermé ici. Je l'invitais donc à éplucher les rares légumes que nous avions. D'abord plongé dans le silence, je ne sus comment j'arrivais à le briser, entamant avec lui une conversation des plus banales. Très vite, l'on parlait naturellement, une certaine aisance venant d'elle-même. Au fur à mesure que l'on parlait, je découvrais un être très bon. Il semblait quelque peu arrogant et moqueur, mais c'était une vraie patte au fond. Toujours prêt à venir en aide aux personnes en détresse. Et aujourd'hui, c'est nous qui lui venions en aide.

Les deux nuits où Loki restait ici passé à une vitesse incroyable. Le moment que j'attendais et que je redoutais le plus en même temps était arrivé. On allait s'engager pour de bon. Certes, le recueillir chez nous, s'était déjà s'engager, mais là... On allait devoir franchir des barrages allemands, sans se faire prendre. La peur me clouait les entrailles, mais j'essayais de ne pas flancher, pour Loki. Le peu de temps où il était resté ici avait suffi à ce que je m'attache à lui. Je ne sais pas pourquoi, mais cet homme me plaisait. Pas dans le sens, physique du terme, bien qu'il soit très beau. Non. Loki était quelqu'un de très gentil et aussi étrange que cela puisse paraître, je m'en étais fait un ami très rapidement. J'aurais tellement aimé le présenter aux filles. Malheureusement, ce n'était pas possible, il devait fuir et vite.

Alors en ce matin d'hiver, brumeux, l'on sortit le camion de mon père. Celui dont il se servait pour ses livraisons de vin. Stressé, j'aidais Loki à monter, se cachant derrière les caisses, sous une couverture. L'on devait l'emmener dans un village se trouvant à une heure de route, où il pourrait enfin fuir. Anxieuse, je ne cessais de tripoter mes mains. Le remarquant, mon père posait l'une des siennes sur les miennes m'ordonnant sagement de me calmer. Je savais que ma panique risquait de nous trahir. Mais je n'arrivais pas à faire taire cet effroi grandissant. L'estomac noué, les perles de sel coulant le long de mes tempes. Je dus fermer les yeux, essayant de me concentrer, essayant d'oublier ma peur. Je pensais à Loki, caché à l'arrière. Je ne cessais de penser à lui. Et alors que j'allais défaillir, je retrouvais le courage de les affronter, pour lui.

Alors quand advient le premier barrage, j'ouvrais mes yeux, intériorisant ma crainte. Enfermant au plus profond de moi mon angoisse, me découvrant des talents d'actrices, je restais impassible, ne bronchant pas face à leurs remarques acerbes, face à leurs voix crachées à notre figure telle de l'acide. Stoïque, mon père forçait le respect. Jamais je ne l'aurais cru aussi fort. Bien sûr, je le savais endurci, et froid, ne montrant jamais ses sentiments, comme après la mort de maman. Mais pas à ce point. Et alors que moi je soupirais de soulagement, après notre passage. Lui il restait concentré sur la route, transi dans son mutisme. Portant mon regard sur lui, je ne pus m'empêcher de sourire, fier. Fier de cet homme. Fier d'être sa fille.

Quand on arrivait enfin à destination, on longeait une route de campagne perdue, l'échange se faisant en plein cœur de la campagne, loin des regards indiscrets. Stoppant le camion, dans un bosquet, l'on descendit ouvrir à Loki. Le froid mordant de l'hiver, me rongeant la peau, je frissonnais. Assise à l'arrière avec notre réfugié, je sentis son regard se porter sur moi, avant de sentir un poids sur mes épaules. Il venait de passer sa veste, ayant pitié de mon état. Mais lui alors ?

- Tu devrais la reprendre, tu vas en avoir besoin, Loki. Dis-je la voix tremblante.
- Et te laisser mourir de froid ? Déjà que tu n'es pas bien résistante. Se moqua-t-il gentiment, l'air grave.
- Eh ! Je suis bien plus forte que tu ne le crois. Répliquais-je, outré, mais amusé.
- Je sais... Sinon, tu ne serais pas là à l'heure actuelle. Avoua-t-il, sa main effleurant mes cheveux, dans un geste tendre, fraternel.
- Loki... Soufflais-je émue. Les larmes perlant aux coins des yeux, j'appréhendai son départ. Je savais que ce serait peut-être la dernière fois que je le verrais.
- Eh ! Ne pleure pas, princesse ! Me prenant dans ses bras, je me calais contre lui, savourant notre étreinte.
- Mais... imagine que... Les sanglots me clouaient la gorge.
- Je sais... Mais je vais m'en sortir, je te le promets, princesse.
- Comment peux-tu me promettre une chose pareille ? Et puis c'est quoi ce surnom à la con ? Rigolais-je, amer.
- Moi je trouve que ça te va bien ! Puis dis-toi que c'est ma façon à moi de te montrer toute ma reconnaissance. Me sourit-il, de son sourire le plus sincère. Et pour ce qui est de rester en vie, je te promets d'essayer, ça te va ?

J'acquiesçais, souriant malgré moi. Soudain, on entendit le bruit d'un véhicule. Nous relevant, l'on vit enfin arriver ceux qui l'amèneraient en territoire libre. Mon père s'avançait, discutant avec un homme d'un certain âge, grand, brun, fort. Il se présenta comme Gildarts Clive. Nous rassurant, il nous pressa de nous dépêcher, il souhaitait partir, avant que le soleil ne soit trop haut dans le ciel et les nazis purulents. Me retournant, je regardais Loki saisir le peu d'affaires qu'il emportait. L'air grave, je voyais bien qu'il ne se considérait pas encore comme sorti d'affaire, malgré ce qu'il me disait, son visage tendu par le stress, la fatigue, la crainte contredisait ses propos. Mais je le comprenais et par-dessus tout, je le soutenais.

Saisissant la main de mon père, il s'échangeait une poignée forte, vive. Le remerciant pour tout ce qu'on avait fait pour lui, sous le regard protecteur et admiratif de mon père, qui lui répondit que ce n'était rien, que c'était normal. Se tournant vers moi, il me sourit une fois de plus. De son sourire moqueur, enjôleur. Bon Dieu que ce sourire allait me manquer. Comment peut-on s'attacher à une personne en aussi peu de temps ? J'allais perdre un ami aujourd'hui. Mais il devait s'en aller, pour sa survie. Alors je lui souris en retour, heureuse d'avoir pu l'aider. Lui tendant sa veste. Mais il la refusa, dans un geste calme, il l'a repoussée vers moi, ses mains sur les miennes qu'il serrait fort.

- Garde-la. En souvenir. M'expliqua-t-il, avant de me prendre dans ses bras, me soufflant un au revoir à l'oreille.

Frémissante, je lui rendis son étreinte, lui souhaite bonne chance pour la suite. Les yeux embués, je le regardais monter dans le fourgon, rejoignant d'autres réfugiés. S'éloignant de nous. Je sentis la paume rugueuse de mon père se poser sur mon épaule, me signalant que l'on devait repartir. Suivant ses pas, je serrais la veste de mon ami, tout contre moi, espérant que ça allait marcher, qu'il s'en sortirait. Convaincu, je relevais la tête fière, prête à poursuivre dans cette voie. Dans ce chemin sinueux, tortueux, semé d'embûches, rempli de peur, d'angoisse, d'effroi, mais au combien gratifiant. Oh combien utile et nécessaire. Je venais de risquer ma vie pour lui et j'allais recommencer. Mais si ce n'était pas nous qui le faisions, qui le ferait ? Je préférais de loin cette vie remplie de risque, plutôt que la soumission pure et simple, qui les laisserait gagner pour de bon.

Fruit de guerreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant