Chapitre 11

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« Aujourd'hui, où je devrais être tout à la joie, où les drapeaux fleurissent sur les mairies, les hôpitaux, les écoles, et bien entendu, déjà quelques balcons, je pense à vous, dont je ne connais pas la situation exacte. Je pense bien que vous réjouissez de nous délivrés ou sur le point de l'être. » Témoignage de Robert Blancherie. 19 août 1944.

Le moindre sifflement provoquait désormais en moi une terreur et une colère indescriptible. Je savais que ce n'était pas voulu, qu'il s'agissait d'un mal pour un bien. Mais comme on dit, cela nous touche peu, tant qu'il ne s'agit pas de nos proches. Si la mort de Lisanna m'avait laissé dans un état d'aigreur, où j'étais furieuse et agressive, celle d'Erza m'enveloppait de son voile mélancolique. Le chagrin dominant plus que la rancœur. L'une comme l'autre, elle n'était que des victimes innocentes, mais les conditions n'étaient pas les mêmes.

Certes, elles étaient toutes les deux, des victimes de la folie meurtrière d'un homme. Mais si l'une était le symbole d'une France morte soumise, l'autre était le symbole d'une France combattante. Je savais que c'était ce qu'Erza aurait voulu que l'on retienne. L'image d'une France forte se battant contre l'envahisseur. Ça, et une image d'elle comme on l'avait toujours connue belle, forte, rayonnante. Non pas ce corps brisé par le poids des souffrances passé.

Désormais, il ne me restait plus que Mirajane. Oh ! Bien sûr, il y avait Levy, mais nous n'avions plus de nouvelle, sa sécurité passant avant tout. Cependant, on essayait de l'informer de la mort d'une autre de nos amies. On passait par la radio clandestine, faisant passer le message « Scarlett a rejoint Lisanna », en espérant qu'elle le reçoive. Je me souviens encore de notre regard vide à Mirajane et moi lors de notre passage. On pensait exactement à la même chose. Resterions-nous ensemble ou est-ce que l'une de nous allait y rester aussi.

C'était une question sans réponse, mais qui nous hantait sans cesse. Si l'on était heureuse de voir, les alliés et la résistance menaient autant d'action. Créant la peur au sein des bataillons allemands, il y avait toujours cette menace, pesant au-dessus de notre tête. Les gens avaient de plus en plus peur. Les bombardements étaient de plus en plus fréquents. Les invasions sur le territoire aussi. Si l'on était heureux de ce constat, il y avait malheureusement le revers de la médaille. Moins de nourriture si c'est possible, des nazis à crans et plus dangereux que jamais, des familles sans nouvelles.

Si Natsu possédait déjà peu de contacter avec la sienne, il en fut privé à l'aube de mille neuf cent quarante-quatre. Les actions allemandes le rendaient malade. Cette agitation constante, cette incertitude, pesait énormément sur son moral. Ses yeux, éteints comme à son arrivée, me faisaient mal au cœur. Même Mirajane ressentait de la peine pour lui. Elle savait à quel point il avait pris de la place dans ma vie, et à quel point il comptait pour moi. Toucher par notre affection commune, elle voulut m'aider à le soulager, mais rien n'y faisait. Si la mort d'Erza m'avait brisé encore plus que ce que je ne l'étais, lui c'était ses actions sur le terrain qui le brisait.

À vrai dire, je l'admirais de ne pas perdre la tête. Et bien qu'il dise que c'était grâce à moi, je croyais que c'était grâce à lui que je n'étais pas devenue folle. La mort d'une autre de mes amies me touchant bien plus que je ne le pensais. Je crois que si Mirajane devait disparaître, je ne m'en remettrais pas cette fois-ci. Tout comme si mon père venait à mourir demain.

Si je nous savais en insécurité constante à cause des soldats ennemis, je me le sentais encore plus depuis le renforcement des actions en mille neuf cent quarante-quatre. Désormais, il n'y avait plus de peuple qui tienne. La liberté était devenue le plus important et qu'importe le nombre de pertes qu'il y aurait. Chacune de ses visites en ville me rendait malade d'angoisse. Je pouvais passer des heures à l'attendre, tournant en rond dans le salon, espérant revoir cette fichue porte s'ouvrir. Oh ! Oui, la guerre m'avait rendue inquiète, pour tout.

Inquiète pour Mirajane, inquiète pour Levy, inquiète pour mon père, inquiète pour Natsu. Cet homme que j'avais appris à connaître et pour qui j'avais développé une affection sans bornes. Cet homme que je ne savais pas si je le reverrai au petit matin. Aucun de nous deux n'était dupe, on savait très bien que si les alliés continuaient de progresser comme il le faisait, il aurait lui aussi des comptes à rendre. Il serait vu comme un Allemand, personne ne saurait qui il était réellement et c'est ça qui me faisait peur. Il risquait de payer, pour un être qu'il n'est pas.

Et plus le temps passait, plus cette menace devenait réelle. Si l'hiver fut le théâtre des opérations militaires, le printemps inaugurait les actions terrestres, char d'assaut, armes à la main. Les militaires attaquaient le continent, créant des champs de bataille, poussant les nazis à se rendre. Là où ils arrivaient, ils étaient accueillis en héros et c'était bien normal. Plus le temps passait et plus on reprenait espoir. Je voyais enfin le bout du tunnel, désormais je croyais en notre liberté retrouvée. Ce n'était qu'une question de temps. Et j'en eus la confirmation avec le débarquement.

Mon cœur fit un bond de joie dans ma poitrine, quand j'appris l'arrivée de la flotte américaine. Un sourire accroché aux lèvres. Je ressentis le parfum de la victoire. Certes, rien n'était encore joué et des centaines, voire des milliers de personnes, étaient mortes sur cette plage au mois de juin, mais ils étaient là. Ils allaient nous rendre notre liberté dont on fut privé, et ce depuis bien trop longtemps. J'exaltais, revivant enfin dans l'espoir de meilleur lendemain.

Si les deux dernières années avaient fini par mettre à mal mon enthousiasme, je retrouvais enfin mon envie de me battre. De me joindre à tous ces gens et d'aider comme j'ai pu le faire au début de la guerre. La déchéance d'Hitler me mettant du baume au cœur. J'aimais l'entendre utiliser son pouvoir de nuisance, cherchant comment il pourrait se sortir de ce pétrin dans lequel il s'était fourré, alors que son armée de chien galeux se faisait décimer, que son empire partait à volo. Il avait beau crier des ordres, essayer de créer une répression, l'insurrection fut plus forte que lui. L'envie de vivre des Français étant plus forte que tout. Nous avions enfin notre lueur d'espoir, celle que l'on attendait depuis quatre ans désormais. Et cette lueur se transformait en véritable feu d'artifice quand Paris fut libérée le vingt-cinq août. Pour la première fois, depuis ce qui me semblait être des décennies, des Français accrochaient le drapeau tricolore. Symbole de victoire.

Quand la nouvelle nous parvient enfin, on fit la fête, discrètement de manière à ne pas affoler plus que de raison les soldats allemands déjà à cran. Notre région était aussi encerclée de toute part par nos sauveurs. Ils se savaient faits, mais refusaient de renoncer. D'après Natsu, des négociations étaient en cours, afin d'éviter toute tuerie supplémentaire.

Natsu... S'il y a bien une personne qui se réjouissait de cette avancée fulgurante, sans l'être, c'était lui. Il savait que plus ils se rapprochaient, plus la menace était grande pour lui. Tous les soirs, il s'enfermait dans son mutisme se perdant dans ses pensées. Et alors qu'un soir mon père était sorti rendre visite à un ami, quelque chose d'extraordinaire se passa.

Assit, sur ce qui était devenu notre lit, il se retournait vers moi, me serrant contre lui, il m'expliquait à quel point j'étais devenue importante pour lui, à quel point je l'avais aidé dans cette misère qu'était devenue sa vie. Selon lui s'il n'avait pas fini par complètement craquer ces derniers mois, alors qu'il était sans nouvelles de sa famille, c'était grâce à moi. Parce que j'étais là et que d'une certaine manière, je l'avais porté, poussé. Étrangement, ses mots sonnaient comme un adieu à mes oreilles, un adieu que je refusais d'entendre. Je lui disais alors que moi aussi je tenais à lui, qu'aussi étonnant que cela puisse paraître, je m'étais attaché à lui, au point où il m'était presque devenu vital en ces temps si sombres.

On prit alors le temps de s'aimer. Juste histoire de quelques minutes de grâce, figées à jamais dans le temps et dans ma mémoire. À la lueur de la lune, personne dans la maison, seule le bruit de nos respirations saccadées pour compagnie. Je m'offris au seul homme en qui j'avais suffisamment confiance pour surmonter mon traumatisme. Inexpérimenté, je ne savais quoi faire, craignant de briser cet instant, je le laissais me guider, avant de prendre peu à peu confiance et de tenter quelques initiatives timides. Cela ne se faisait pas, j'aurais dû attendre le mariage, mais je ne voulais le faire avec personne d'autre et puis en cette période de crise, qui pouvait prédire que je me mariais demain, ni même que je vivrais.

Nos peaux l'une contre l'autre, il me fit découvrir mes premiers baisers, mes premières sensations, il me fit atteindre les portes du paradis pour la première fois, m'emmenant au septième ciel et pourtant il se contenta de simples caresses et baisers. Il refusait de me faire sienne, pas qu'il n'en avait pas envie, mais il voulait que je reste vierge, au nom de mon futur mari. J'eus beau lui dire le fond de ma pensée, rien ne le fit changer d'avis. Bien trop respectueux pour cela. Cet homme était une merveille de la nature.

Cependant, j'aurais donné tout l'or du monde pour revenir en arrière et le faire changer d'avis. Le vingt-huit août, c'était à notre tour d'être libre. De renvoyer tous les Allemands chez eux, de les punir pour ce qu'ils avaient fait.

Le lendemain, de nos ébats, on entendit toquer. Mon père se précipita à la porte, intrigué. Une visite aussi matinale ne pouvait pas venir de l'un de nos amis. En réalité, il se tenait devant nous, un petit homme, entouré de sa garde. Un certain général nommé Makarof. Un Américain. Il nous expliquait qu'il avait appris qu'un soldat vivait chez nous, imposer de force. Paniqué, je regardais Natsu. Lui comme moi comprenions ce que cela voulait dire, ils étaient venus le chercher. Pour l'emmener, le juger. Résigné, il partit chercher ses affaires, pendant que moi je refusais de le laisser partir. Pas après ce que nous avions vécu.

Je m'acharnais à expliquer à ce monsieur qui il était réellement. Intrigué, il semblait refuser de me croire. Mon angoisse perçant dans ma voix, je crus devenir hystérique face à son indifférence. Heureusement, pour moi mon père intervient, confirmant mes dires.

- Je vous jure monsieur, que ce que dit ma fille est vrai. Ce jeune homme est bien un Alsacien enrôlé de force. Ce n'est pas un soldat allemand. Je vous en prie, vérifier, sa famille s'appelle Dragnir. Son père Ignir Dragnir est ingénieur à Strasbourg. S'exprimait précipitamment mon père, refusant de laisser un autre innocent mourir pour rien.
- Un Alsacien ? D'accord, nous vérifierons vos sources. En attendant, nous devons quand même l'embarquer. Prononçait la voix au fort accent, avant d'inviter Natsu à le suivre.

Les larmes aux yeux, je fus contrainte de le regarder partir. Ne sachant pas s'il allait s'en sortir ou non, je m'effondrais une fois de plus, perdant cette fois-ci le seul homme que j'ai aimé.

Fruit de guerreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant