Bonus

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« Arrachés à leurs familles, victimes d'un odieux chantage, ils furent contraints de prendre part à un conflit qui n'était pas le leur.
Aux "Malgré-Nous", tout a été volé : leur jeunesse, leur foi dans l'avenir, leur honneur, leur conscience d'hommes, leur paix intérieure.
Les "Malgré-Nous" ne parlent pas. Ils ont peur de n'être pas compris, qu'on leur reproche de ne pas avoir eu le choix.
Craignant les pires représailles sur leurs familles, ils se sont sacrifiés pour les protéger. Ils ont accepté de partir, bien décidés à être les témoins passifs et en aucun cas des acteurs de cette ignoble guerre, à ne faire de mal à personne, à respecter les populations, à rester des Hommes.
Ils étaient bien conscients que leurs vrais ennemis étaient leurs compagnons de combat, mais ils comprirent vite que les Russes ne voyaient en eux que des traîtres à leur Patrie, la France, l'alliée de l'Union soviétique.
Séparés des autres Lorrains, combattants seuls aux côtés de leurs ennemis contre des alliés qui ne voyaient en eux que des traîtres, ils étaient voués au désespoir. » Extrait du chapitre quatre Malgré-Nous et insoumis du village Abreschviller.

Des jours, des semaines, peut-être même des mois. J'avais perdu la notion du temps, peu de temps après mon arrivée, dans cette prison pour nazi. Parquer telles les bêtes monstrueuses qu'elles étaient, enfermées dans des cellules avec pour seule lumière celle d'une petite fenêtre. L'air ambiant sentait la pourriture et les égouts à plein nez. L'humidité transperçait mes maigres vêtements, me rongeant jusqu'à l'os. Malade, je supportais de nouveau ce regard rempli de mépris et de haine. Les derniers temps passés avec les Heartfilia m'avaient permis d'oublier un petit peu. Mais ici, je n'étais plus qu'un vulgaire soldat allemand. Un monstre bon pour la boucherie.

Le général Makarof avait soi-disant lancé des recherches sur mes supposées origines, mais depuis mon enfermement, je n'avais plus de nouvelle. Pas le moindre signe. Non, la seule chose à laquelle j'avais le droit, c'était des mots injurieux, des interrogatoires en n'en plus finir. Chaque jour, le même rituel se répétait, je me repliais sur moi-même. Ressassant sans cesse mes sombres pensées. Rigolant parfois des jurements prononçaient par ceux qui m'avaient détruit. Loin d'être naïf, le simple fait qu'ils ne comprenaient pas leur faute me rendait dingue. Ils avaient exterminé des centaines, des milliers de personnes et ils ne comprenaient pas. Comment peut-on être aussi dénué de sens ?

Mais le pire dans toute cette histoire, c'est que je les avais aidés. Certes, contraint de le faire, mais je l'avais fait. Rien que d'imaginer ce qu'étaient devenus ces pauvres humains me rendait malade. Chaque interrogatoire me le rappelait, comme une maladie qui récidive, je n'arrivais plus à trouver le sommeil. Les remords me hantaient. Je développais au fur et à mesure des jours une profonde haine envers moi-même. Je me détestais à un point où j'en étais venu à essayer de me tuer. Mais tout ce que je réussis à faire c'est me créer une nouvelle cicatrice, barrant cette fois-ci ma joue.

Puis alors que je pensais devoir subir encore un de ces interrogatoires, qui se finiraient sûrement dans les pleurs ou dans une absence quelconque de la part de mon cerveau, je vis des yeux s'illuminer, des sourires compatissants apparaître sur le visage de ces soldats anglais et américains. Pour une fois, je ne pris pas la direction du parloir ni des douches. Me conduisant à la sortie, éblouie par cette soudaine luminosité, je vis apparaître dans mon champ de vision, ce même petit homme que chez Lucy.

- Tu peux remercier tes logeurs, grâce à eux, tu es à nouveau libre gamin. S'excusa platement le général. Me présentant ses regrets les plus sincères.

Étrangement, aucun son ne sortit de ma bouche. Les larmes parlaient pour moi, et je me contentais d'un simple hochement de tête en signe de gratitude. On me rendait enfin ma liberté. Enfin, je ne serai plus Natsu, le soldat nazi. Non, je redevenais le simple petit fils d'ingénieur alsacien. Heureux comme jamais, je pris le premier train en partance vers chez moi. Une sensation de liberté au creux de l'abdomen. Je laissais à mon corps le temps de relâcher toute cette pression accumulée au fil des ans.

La première chose que je fis en arrivant à Strasbourg, ce fut d'observer le paysage. Ma ville natale m'avait manqué. Ces murs ornaient de bois, les couleurs des maisons, les rues pavées. Je fis abstraction des plaies de guerre, pour me concentrer que sur ce qui restait. Je souriais bêtement, euphorique à l'idée de retrouver les miens. Et quelle euphorie ! Je crus sentir mon cœur exploser de joie en voyant ma petite sœur courir vers moi, me sautant dans les bras. Bientôt rejoint par les bras de mes parents qui m'entouraient chaudement, leurs pleurs se mêlant aux miens. On était enfin réuni.

Ne les ayant pas vus depuis presque trois ans, je prenais le temps de les observer, gravant dans ma mémoire chaque détail. Remarquant le plus infime des changements. Ma mère et mon père s'étaient ridés, la peur et la souffrance laissaient des traces indélébiles sur leur visage si jovial. Ma mère avait maigri, beaucoup trop selon moi. Mon père ne possédait plus sa musculature d'avant, mais le changement le plus flagrant c'était Wendy. Elle était désormais, une jeune femme. Ses formes commençaient à se développer tout doucement, laissant derrière elle la petite fille que j'avais quittée en partant.

- Papa, maman, petite sœur... J'ai cru que je ne vous reverrais jamais. Avouais-je au bord du gouffre. Mes peurs les plus secrètes refaisant surface.
- Nous avions cru qu'il t'était arrivé quelque chose. Plus aucune nouvelle ne nous parvenait. Sanglotait mon père.
- Ils ont négocié notre départ à Bordeaux et j'ai été retenu prisonnier avec les autres. Heureusement que la famille chez qui je vivais leur a dit que j'étais alsacien, ils m'ont sauvé la vie papa. Hoquetais-je, repensant à cette famille si froide au début et si bonne à la fin. Le souvenir de Lucy repassait en boucle dans ma tête, alors que mes parents les remerciaient.

Mes parents me racontaient à quel point ce fut horrible de vivre sous Hitler, d'être rattaché à l'Allemagne et de se sentir profondément français. Et plus leur discours s'étalait, plus je me rendais compte que nous avions tous vécu la même chose. Hitler nous avait tous tués d'une certaine manière. Créant en nous un trou béant ne pouvant être refermé.

Si les retrouvailles furent joyeuses et remplies de promesses futures. Je n'arrivais pas à me détacher de ce que j'avais fait. Mes actions passées me hantaient toutes les nuits. Et pourtant, je me rendais compte que ce n'était rien par rapport à ce qu'avait vécu mon meilleur ami, déporté sur le front soviétique. Lorsque ce fut autour de Grey de rentrer chez nous, son histoire me fit froid dans le dos et je m'estimais chanceux dans mon malheur. Les Russes les reconnaissaient comme traites et il connut l'enfer des camps, y perdant son frère Léon. Quand je pensais que j'envoyais par wagon entier des gens mourir dans cet enfer.

Meurtri jusqu'au plus profond de mon âme, je peinais à me confier à mes parents. Incapable de leur expliquer ce que j'avais vécu, je créais un fossé entre nous. Je me sentais à la fois proche et loin d'eux. Vivant au travers d'une vitre. Tout leur effort pour essayer de faire remonter à la surface l'enfant que j'étais fut vain. Heureusement, Grey me comprenait, partageant le même fardeau, on se soutenait. Supportant ensemble le regard froid des autres habitants qui nous considéraient, eux aussi, comme des lâches, des traîtres. On aurait dû fuir selon eux, devenir des insoumis comme certains de nos camarades. Ironie du sort, un insoumis nommait Fried, nous avouait que s'il devait retourner en arrière, il ne ferait pas, se cacher pendant deux ans l'ayant détruit, lui aussi, à sa manière.

Et le plus étrange, c'est que la fin de la guerre en 1945 ne calmait pas mes sombres pensées. Quelquefois encore, je pensais au suicide, mais je ne pouvais décidément pas abandonner ma famille qui m'avait tant manqué et que je chérissais tant. Leur sourire valait tout l'or du monde et depuis mon retour il était enfin revenu, hors de question de leur arracher. Profitant de chaque instant, passé avec eux, je prenais plaisir à m'occuper de Wendy, elle qui m'énervait avant. J'aidais ma mère sans rechigner, apprenant certaines bases du métier de mon père. Profitant au maximum d'eux.

Ils étaient ceux que j'avais de plus précieux au monde. Ma seule source de rattachement. Mes racines, mon sang. Ils étaient une partie de moi, à jamais. Le bonheur que je ressentais avec eux, ne valait aucun autre, si ce n'est la chaleur des bras d'une femme qu'on aime. Mais même cette chaleur-là était différente. C'était deux chaleurs essentielles à notre vie et je crus bien perdre l'une d'entre elles. Le manque de nouvelle me rendait dingue. Ignorant, sur leur vie, je ne pouvais que savourer ces instants retrouvés, et ce malgré la distance que j'avais mise inconsciemment entre nous.

Souvent, je sortais avec Grey, espérant pouvoir oublier ensemble plutôt que séparément. Sauf que très vite, j'appris à faire avec. Jamais je n'oublierais. Cette culpabilité m'accompagnerait toujours, je devrais apprendre à vivre avec. Tout comme Grey essayait d'apprendre à vivre avec ses propres démons. Se retrouvant au bar, il s'employait à oublier dans les bras des filles. Espérant y trouver du réconfort, souhaitant retrouver un semblant d'amour propre.

Moi j'en étais bien incapable. Malgré les encouragements de mon père et de Grey qui me certifiaient que cela aide à oublier, je ne pouvais pas. Parce qu'il y avait déjà une fille dans mon cœur. Une femme que je n'arrivais pas à oublier malgré tous mes efforts.

Si au début, j'étais persuadé que de ne pas retourner là-bas, de ne pas envoyer de nouvelle serait une bonne chose, je commençais à en douter. Je pensais que fuir mon passé m'aiderait à oublier, mais je n'oublierai jamais, je devais juste apprendre à vivre avec. Espérant qu'un jour mes cauchemars me laisseront tranquille. Je pensais que ça marcherait, que Lucy devait faire partie d'un lourd passé. Mais je ne pouvais nier qu'elle fût ma seule lumière dans ce monde de noirceur. Si son comportement envers moi était froid, distant, hargneux face à moi, forçant mon respect, elle fut aussi d'une douceur et d'un soutien inébranlable.

Sans m'en rendre compte, elle prit une place indétrônable dans mon cœur. Créant en moi un maelstrom de sentiments, jamais ressenti jusqu'à lors. Je ne savais même pas que l'on pouvait aimer à ce point. C'était venu à la fois si naturellement et si soudainement. Parfois, je repensais à notre nuit avortée. Si ça se trouve, quelqu'un d'autre a déjà pris ma place, m'arrachant une grimace et un haut-le-cœur. L'idée me dégoûtant.

Et alors, que je pensais une fois de plus à elle, Grey essayait de me pousser à sortir ce soir. M'expliquant à quel point les femmes pouvaient être compliquées. La dernière en date, l'ayant repoussé, celle-ci n'arrivait pas à oublier son fiancé parti sur le front. Soudain, un déclic se fit dans ma tête. Si cette femme n'arrivait pas à oublier cet homme moins chanceux que nous, peut-être que Lucy ne m'avait pas oublié non plus. Peut-être pensait-elle encore à moi. Après tout, elle aussi m'avouait ressentir quelque chose de fort. Une connexion inébranlable et inexplicable.

Imperturbable, je me levais, étonnant mon partenaire, inquiet et curieux face à mon comportement étrange il me suivit. Fracassant la porte de chez moi, j'appelais toute ma famille.

- Je repars à Bordeaux ! Criais-je convaincu.
- Quoi ? Qu'est-ce que tu racontes ? S'étonnait ma mère, ne comprenant pas mon soudain emportement.
- Je retourne à Bordeaux.
- Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée, mec. Dis Grey dans un rictus.
- Ton ami a raison. En quoi retourner là-bas te fera du bien ? Je ne suis pas sûr que ce soit le meilleur moyen d'oublier. Le soutenait mon père, l'appuyant.
- Sauf que je n'oublierai jamais et ce peu importe mes efforts, et... Je dois y retourner, j'en ai besoin pour avancer. Énonçais-je, refusant de dévoiler mon véritable intérêt, ne souhaitant pas leur avouer mon amour secret et peut être perdu. Ne souhaitant pas leur donner de faux espoirs ou être arrêté dans mon choix.
- Très bien, mais nous viendrons avec toi. S'avouait vaincu mon père.

Je réservais nos places le soir même, pour le prochain train. Intrigué et se doutant bien qu'il y avait anguille sous roche, Grey me poursuivit, me demandant la véritable raison de ce voyage, moins dupe ou plus inquisiteur que mes parents et ma sœur.

- Pour quelle raison veux-tu vraiment retourner dans cette ville où t'étais « prisonnier » ? Ne me dis pas que c'est pour la beauté de la ville, elles ont toutes été bombardées. S'exclamait-il, l'évocation des bombardements, me renvoyait à l'image de Lucy, secouant le corps sans vie de son amie. À quel point cette vision m'avait-elle déchiré le cœur ?
- J'espère qu'elle ne m'aura pas oublié, parce que moi je n'ai pas réussi à le faire. Soufflais-je, les yeux embués.
- Tu veux parler de la jeune femme chez qui tu vivais, celle dont tu me parles parfois les yeux dans la vague ? J'acquiesçais. Je ne savais pas que tu t'étais attaché à elle. En tout cas, je te souhaite bonne chance. J'espère pour toi qu'elle t'attend encore... En tout cas, si jamais tu décides de rester là-bas, ce que je comprendrais, vu comment on nous regarde ici... Eh bien, pense à m'inviter à ton mariage. Rigolait-il, m'envoyant un léger coup de poing dans l'épaule gauche.

Souriant face à son optimiste, en espérant qu'il ait raison, je le remerciais. Rentrant chez moi, préparer ma valise. Avant de prendre le train à l'aube en compagnie de ma famille, s'interrogeant sur le but de ce voyage. Avide de plus de détail. Cependant, je ne leur dis rien, me terrant dans ce silence qui était devenu le mien depuis la guerre. Me contentant de regarder le paysage défiler sous mes yeux. Je priais. Par pitié, Lucy, dis-moi que tu ne m'as pas oublié. Dis-moi que tu m'attends.

« Déterminés à faire de nous de bons Allemands, les nazis nous imposèrent l'incorporation dans leur armée, la Wehrmacht, et l'envoi sur le front de l'Est. Mais avant cette incorporation, nous étions tenus à passer six mois dans le Service du travail (l'Arbeitsdienst).
Travailler pour les Allemands nous était très pénible : le cœur n'y était pas.
Le huit mai 1945, j'étais un peu remis, et on a entendu des coups de feu. On a eu peur. Les filles qui étaient là sautaient, dansaient, chantaient : "La guerre est finie". On n'y croyait pas. Mais on n'a pas été libéré pour autant ! J'ai été envoyé au camp de Tambov où je suis resté de juin à septembre 1945.
On a été rapatriés par petits groupes à différentes dates.
Je n'avais plus rien : une chemise, un pantalon et des sandales faites avec des pneus. Les gens m'ont à peine reconnu.
Les idées noires sont venues plus tard, surtout après la retraite. Certains d'entre nous n'ont pas supporté et se sont suicidés. » Extrait du témoignage de Bernard Scherrer, Malgré-Nous incorporé de force à vingt ans.

Fruit de guerreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant