Chapitre 3

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« C'est mon père qui se chargeait d'espionner les soldats allemands pour savoir où faire passer ces centaines de personnes par jour. Une fois la confirmation de mon père, je me chargeais de les faire passer à travers la forêt qui départageait la zone libre et la zone occupée. On risquait notre vie pour ces pauvres gens qui devaient échapper au plus vite aux Allemands pour ne pas être fait prisonnier ou exécuté. » Témoignage de Yvette Barraud.

Enfin ça, c'est ce qui aurait dû se passer, si rien de tout cela n'était arrivé. Quelques semaines, après la mort de Macao, les soldats allemands avaient renforcé leur prise sur nos besoins. Les différents aliments essentiels à une bonne santé venaient à manquer. Ce fut d'abord le pain, ensuite le lait, puis la farine, les œufs. On ne possédait plus rien. Tout revenait à ces chiens galeux. Pendant que nous nous mourrions de faim.

Heureusement pour nous, mon père et moi avions toujours entretenu vigoureusement le potager et poulailler que ma mère avait installé quelques années plus tôt. Ce qui nous permettait de survivre un peu mieux que les autres. Car, oui, nommons les choses telles qu'elles sont, quand on arrive à ce stade, on parle de survie. Ce n'est pas avec les quelques produits que la terre voulait bien nous donner, que l'on mangeait à notre faim. Comment Pétain pouvait-il laisser faire cela ? Plus le temps passé, moins je comprenais les gens qui le voyaient encore comme le sauveur de la nation. Pour moi, il avait cessé de l'être, le jour même où il avait serré la main d'Hitler.

Il n'y a qu'à nous regarder pour comprendre. Mon père, qui avait toujours eu une petite brioche, avait retrouvé la ligne de ses vingt ans, et ce n'était pas bon signe malheureusement. Quant à moi, je n'en parle même pas. Je n'osais plus affronter mon reflet dans le miroir. L'image qu'il me renvoyait me faisait bien trop de peine, bien trop peur. Ma peau d'ordinaire blanche était devenue encore plus pâle qu'à la coutume, pour tout dire, j'avais le teint cadavérique et mes mèches de cheveux blond terne, ainsi que mes cernes n'arrangeaient pas le tout. Même mes yeux avaient perdu de leur éclat d'antan. Pour ce qui est de mon corps, je ne préférais même pas y songer, l'apparition soudaine de mes côtes me laissant sans voix. J'avais toujours été mince, mais pas à ce point. Ma mauvaise alimentation me plongeait dans un état de faiblesse accru. Alarmer, mon père en venait à se priver lui, pour que je mange plus. Bien que son initiative me fasse plaisir, je ne pouvais l'accepter. Il avait besoin de force pour travailler.

Puis mon état n'était pas le plus alarmant. Levy et sa famille souffraient du manque de nourriture, bien plus que nous. Levy et ses joues creuses, me donnait la chair de poule, d'apparence fragile, j'avais l'impression que la moindre brise, aller l'emporter. Le moindre choc, la briser. Tous les jours, je me levais, avec la peur d'apprendre qu'elle n'était plus là. Pire encore, j'avais peur d'apprendre qu'ils l'avaient emmené. Bien sûr, mes autres amies n'étaient pas en reste, elles aussi avaient considérablement maigri, mais on s'accordait tous à dire que le plus préoccupant restait Levy. À croire qu'en plus de ne plus trouver de quoi se nourrir, les Allemands les empêchaient de se fournir correctement. Saloperie.

Puis entrer dans la résistance d'accord, mais comment ? Il n'y avait pas de résistance, à proprement parler, aucune organisation ne gérait les vagues soubresauts de la population. Il y avait juste des manifestations de mécontentement. Des actions isolées, des actes de citoyenneté, de patrie, d'honnêteté. Mais rien de véritablement concret. En réalité, le mot résistance n'était même pas employé. Je l'utilisais, car c'est comme cela que le général Charles de Gaulle le définissait. Mais à quoi bon se battre quand il n'y a rien pour se défendre. Je perdais petit à petit ma conviction d'aider les gens, non pas que je ne le voulais plus. Non ! Juste parce que je n'en avais pas les moyens, je n'en avais plus les moyens. Pourtant, Dieu seul sait à quel point j'aimerais les avoirs. Mais on peinait à se nourrir alors aider des vies, quand on ne peut même pas s'aider soit même. Ma résistance à moi c'était Levy.

Alors quand vient le jour de Noël, on se réunissait toute. Une sortie dans les magasins de la ville était prévue et bien que l'on ne dispose pas d'argent pour acheter quoi que ce soit, le simple fait de se retrouver et de se balader dans la ville nous fit du bien. Enfin si l'on oubliait les hommes armés jusqu'aux dents, qui nous dévisageaient tous sans exception. Préparant mes affaires, je m'apprêtais à rejoindre Levy, son père nous déposant en ville, quand le mien m'interpella.

- Lucy !
- Oui papa ? L'interrogeais-je, curieuse de le voir sortir de son mutisme.
- Dis à tes amies et à leur famille de venir manger à la maison ce soir.
- À toutes ? Demandais-je intriguée. Aurons-nous seulement assez à manger pour nourrir deux bouches de plus que la nôtre ?
- Oui. Me sourit-il, me demandant de lui faire confiance, implicitement.

Connaissant mon père, je ne posais pas plus de questions, je savais que je n'en tirerais rien. Je me rendis donc à la voiture du père de Levy, curieuse malgré tout. Impatiente, de connaître sa surprise, j'annonçais gaiement la nouvelle à mon amie et son père. Avant de l'annoncer aussi aux autres. Bien que surpris par l'invitation, tous accepteraient avec joie. L'idée de partager un moment tous ensemble nous réchauffant le cœur. Après tout, on avait bien besoin d'oublier un peu la guerre, pour pouvoir mieux respirer, pendant quelques instants.

On écourtait alors notre sortie en ville, afin de pouvoir rentrer se préparer, et au fond, j'en fus soulagé. Le regard scrutateur de ces soldats me rendait dingue. J'avais envie de les envoyer boulet et c'est ce qu'Erza a failli faire. À un moment donné alors qu'un soldat l'a dragué ouvertement, on a bien cru la perdre, un peu plus et elle lui sautait à la gorge. Par tous les saints, elle réussit à se contenir je ne sais comment.
Remise de mes émotions, je rentrais chez moi, m'apprêtant à découvrir la surprise de mon père et quelle surprise. En arrivant, des aliments par dizaines trônaient au centre de notre cuisine. Dont certains que j'avais oublié l'existence, tellement on les voyait peu en ces jours sombres. Intriguer, je lui demandais comment il avait réussi à obtenir tout ceci. Il m'expliqua alors qu'il avait fait tout passer en cachette depuis la zone libre. Il venait de risquer sa vie pour nous offrir à tous un repas de rêve en ce jour de Noël. Espèce de fou. Cependant, j'étais tellement heureuse, que je ne lui en tiens pas rigueur. Je me jetais même dans ses bras le remerciant pour tout ce qu'il venait de faire.

- Voyons, ce n'est rien Lucy. Viens plutôt m'aider à préparer le repas pour ce soir, jamais je ne vais y arriver tout seul.

Souriante, je le rejoignais aux fourneaux commençant notre dur labeur. Après deux, trois heures de préparation, je montais enfin me changer. Profitant d'une bonne douche, j'évitais soigneusement mon reflet dans le miroir, ne souhaitant pas voir les dégâts. Souriante, je ne pouvais m'empêcher d'être heureuse en ce jour. Oubliant quelque peu notre situation plus que précaire, je décidais de laisser derrière moi toutes mes préoccupations pendant une soirée. Radieuse, enfin autant que l'on peut l'être avec des kilos en moins, j'accueillis nos invités le sourire aux lèvres. Ne comprenant pas ma soudaine bonne humeur, je faisais rentrer mes amies et leur famille, qui s'ébahirent devant la table.

- Mon Dieu, Jude, où avez-vous trouvé tout ça ? S'écria, le père d'Erza.
- Du côté de la zone libre. J'ai profité, d'une de mes livraisons pour réserver ma part. Avoua-t-il.
- C'est de la folie, vous avez dû risquer votre vie, puis... Oh, vous aurez pu garder tout cela pour vous deux. S'effara la mère Strauss.
- Je sais... Mais j'ai pensé que l'on pourrait partager, en ce jour de Noël, puis si l'on ne s'aide pas parmi les temps qui courent...

Admirative, devant la bonté de mon paternel, je souris. Sourire qui s'élargit encore plus, quand je vis le bonheur sur leur visage. La soirée se passa dans la bonne humeur, chacun évitant soigneusement le sujet des nazis. Étrangement, ce Noël restera l'un des plus beaux de ma vie, car pendant une seule soirée, on fut comme figé dans le temps. Loin, de tous les soucis et tracas qu'engendrait la guerre. On était, là, tous réunis. Une bande d'amis, fêtant joyeusement l'une des plus grandes fêtes de l'année, et pour moi ça valait tous les cadeaux du monde. D'autant plus que c'était sans que je le sache, le dernier Noël que l'on passait tous ensemble.

Les jours suivants, on fut rattrapé par la misère dans laquelle était plongée notre société. Pour tout dire, on ne fêtait même pas dignement, le passage en 1941. Mais qu'importe, on avait eu le plus beau des noëls et surtout, les choses avaient commencé à bouger. Étrangement, les rafles de juifs commençaient à se faire plus présentes, certes, Pétain n'avait pas encore livré ses citoyens, mais un mauvais pressentiment me tétanies le ventre. Puis surtout, les mouvements de patriotisme commençaient à se faire plus nombreux. De plus en plus de gens cherchaient à nuire aux Allemands, à saboter leur communication, leur transport. Oh certes, rien de tout cela n'était organisé ou orchestré, mais à travers ses actes solitaires, on ressentait l'énervement, le sentiment d'injustice, le refus de soumission.

Et alors que j'avais perdu, tout espoir de venir en aide aux personnes autour de moi. Mon père, sur un sursaut de bravoure, qu'il n'avait plus eu depuis la mort de Macao et l'envoi de son fils chez sa tante, arriva un jour, accompagné d'un homme. Un grand roux, à lunettes, à peine plus âgé que moi. Intriguer, je le détaillais, me demandant ce qu'il faisait ici. Mais plus que la présence de cet inconnu, ce fut le comportement de mon père qui m'interpellait. Particulièrement sur ses gardes, il vérifia à plusieurs reprises qu'il n'y avait personne dehors, une fois la porte refermée. Patientant, j'attendais qu'il daigne m'accorder son attention.

- Lucy, je te présente Loki. Loki, je te présente ma fille Lucy. M'informa-t-il enfin, revenant parmi nous.
- Enchanté de vous rencontrer mademoiselle. M'interpella galamment notre invité.
- Bonjour. Le saluais-je à mon tour, méfiante malgré moi.
- Loki, va rester ici quelque temps. Enfaîte, il va très certainement rester ici deux nuits, le temps que le convoi arrive.
- Quel convoi ? Demandais-je, de plus en plus perdu et préoccupé.
- Celui des juifs et des réfugiés qui va passer la frontière vers la zone libre. M'informa, mon père.
- Vous êtes un juif ?
- Un réfugié ! J'ai saboté les lignes de télécommunication et malheureusement pour moi on m'a surpris. J'ai réussi à m'enfuir, mais je suis recherché. S'expliqua Loki.
- Tu te souviens quand tu m'as dit que tu voulais aider et rentrer dans ce que de Gaulle appelle la résistance Lucy ? J'inclinais la tête en signe de oui, l'invitant à poursuivre. Eh bien ! Sache que j'ai découvert que plusieurs réseaux s'étaient mis en place afin de faire passer les personnes recherchées de l'autre côté. Nous allons donc servir de transition entre un autre point d'acheminement et celui qui les conduira à la frontière.
- Tu veux dire qu'on va héberger chez nous des réfugiés et les conduire jusqu'à un convoi ? Insistais-je pour être sûr de comprendre, ce qu'il me racontait.
- Oui. Affirme-t-il.

Il brillait alors dans ses yeux, ce même éclat que lors de la mort de Macao. Ce même éclat de désespoir, de courage fou, mais honnête. Et alors que moi, je me réjouissais d'enfin pouvoir aider, je ne pus empêcher un sentiment d'angoisse de naître. Comme un virus insidieux, elle se rependit dans mes veines, me broyant l'estomac de peur. J'étais certes, courageuse, et j'avais la foi de les aider, de l'aider lui, ce jeune homme. Mais je prenais aussi pleine mesure que cet acte engendré. Nous allons héberger chez nous des personnes recherchées par les nazis. Si jamais ils l'apprenaient, on était mort. Et j'avais beau me dire qu'il valait mieux mourir en étant fier de ses choix et surtout en ayant fait quelque chose de bien, sans remords et sans regret. Je n'en éprouvais pas moins la peur, la frayeur, pire que tout, la panique. La panique d'être prise, d'être violenté, voire pire. Mais je sus au moment même où je croisais les prunelles brunes de l'homme en face de moi, qu'il était dans le même état que moi, voire peut-être même pire. Alors je me repris, et essayais de faire taire cette crainte, car je sus que nous devions l'aider. Je trouvais en son regard, la force de le faire, le courage d'avancer et advienne que pourra.

Fruit de guerreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant