Chapitre 44 :

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Un glaçon. J'ai l'impression d'avoir avalé un glaçon. Il descend lentement dans ma gorge et gèle tout lentement sur son passage. Le cou. Les poumons. Les bras. Les tripes. Les jambes.

Un tueur.

Deux fois. Il a tué deux fois.

Je le contemple, horrifiée. Son corps entier brûle de honte. Voilà pourquoi il dit que c'est un monstre. C'est un monstre. Mais ce n'est qu'un déguisement de monstre. En dessous se cache une famille, une famille de cinq enfants qu'il doit nourrir. En dessous se cache la nécessité, le désespoir, la douleur. En dessous se cache un sacrifice immense. Celui de son humanité pour préserver celle des autres. Comment peut-on sacrifier ainsi son corps et son esprit pour les autres ? Où trouve-t-il cette force ? Ce mental ? Je m'approche, mais il recule d'un air farouche. Je ne supporte pas ce sentiment de dégoût que son souffle court déverse rageusement dans l'air et je me rapproche à nouveau, lui attrape le visage et plante mes yeux dans son regard sauvage, et pourtant si fragile. Je le serre fort dans mes bras, la gorge brûlante. Qui pourrait être assez cruel pour forcer un enfant à se battre à mort ? Ils l'ont tiré dans des profondeurs dont il n'est jamais ressorti. Ils l'ont piégé. Ils lui ont tout pris, son innocence, sa pureté, sa joie de vivre, il ne lui est resté plus rien. Il a tout sacrifié. Il ne lui restait que l'humour et l'arrogance pour combler ce vide qu'ils avaient en lui. Pour tenir. Chaque jour.

Son cœur bat tellement follement dans sa cage thoracique contre moi que j'ai l'impression que sentir celui d'une souris affolée. Sa respiration tremblante, la haine qui contracte ses muscles aussi durs que de l'acier, le ressentiment qui verrouille sa mâchoire, je voudrais tout absorber en moi pour le laisser propre de tout ce qu'il a subit. Absorber sa souffrance. C'est débile, mais c'est ce que je voudrais le plus là tout de suite. Étrangement, on dirait que quelqu'un exhausse mon vœu, car j'ai l'impression qu'il se détend. Son souffle se calme. Ses muscles relâchent légèrement leur tension.

- Pourquoi font-ils ça ? Je chuchote à son oreille, les dents serrées. Qui pourrait apprécier de voir des gens se battre à mort ?

Sa voix n'est plus qu'un souffle, quand il me répond :

- C'est une pratique courante de La Liane pour se débarrasser des meilleurs combattants, ceux à qui ils doivent donner une plus grosse paye. Quand un combattant commence à devenir renommé, on sait que tôt ou tard, il finira à la Casse. Ça permet de les éliminer rapidement. (Ses lèvres se serrent) Ça marche bien.

Quelque chose d'à la fois glacé et brûlant me tord les tripes. Il le dit avec une telle distance, un tel froid, et pourtant je sais à ses yeux brillant de douleur qu'il revoit chacun de ses gestes dans ces combats à mort avec une proximité terrifiante.

Il détourne le visage, comme si mon regard le brûlait. Il a l'air fêlé. Une violence brusque et fumante me prend la gorge. Je voudrais avoir les responsables devant moi et leur faire chèrement payer. Pour l'enfance qu'ils ont arrachée à Ash, pour chacune des cicatrices gravé dans son corps, pour chacune de celles imprimées dans son esprit, pour ce regard brisé, pour ne serait-ce que le dixième de la souffrance qu'il dissimule chaque jour. Du sang coule de mes paumes si serrées que mes ognles les entaillent.

Je me force à me calmer, souffle et desserre mon étreinte. Ça ne sert à rien. Ça ne réparera pas Ash, ça n'abattra pas cette organisation. Je prends une minute pour respirer profondément en imaginant que chaque inspiration fait partir un peu de la rage que j'ai. Je me détache d'Ash et inspire longuement.

- Pas si bien, si tu y as survécu.

Le Lion secoue la tête, refusant toujours de me regarder :

- J'y ai laissé des plumes. J'étais dans un sale état quand je suis revenu au Refuge, Inès a cru que c'était fini. Je l'ai cru aussi. (il serre les dents.) Je suis quasiment le seul à avoir survécu, Shari. La plupart, s'ils ne sont pas déjà morts dans leur premier combat, ne passent pas le deuxième. Je n'arrête pas de me demander quand sera le troisième. Si j'y survivais. Peut-être que je le mérite. Il y a tellement de cris qui résonnent dans mes oreilles la nuit...

La Guéparde Dorée - Double-âme [1]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant