Le Geek Ultime (1. Genesis)

Paris - 4

      Nous avons quitté la banlieue où je travaillais pour entrer dans Paris. Avec sa e-Golf bleu gendarme, son brushing parfaitement réalisé s'alliant à un maquillage d'une perfection millimétrée et sa petite robe, qui doit être celle de la célèbre photo où tout le monde débattait pour savoir si elle était bleue et noir ou blanche et or, je pensais que Sophie Neveu allait se garer dans l'allée d'un manoir ancien. Cachée à l'arrière d'un bâtiment haussmannien, à l'abri des regards se trouve une maison totalement arrondie : un ensemble de boules très surprenant dans le paysage parisien. Pas un mur extérieur d'aplomb, pas une fenêtre rectangulaire, pas une porte standard, l'habitation de Sophie ressemble à un trou de Hobbit hors-sol. Je n'aurais pas parié sur ce type de construction pour cette femme, je ne la connais certes pas beaucoup, mais elle me parait plutôt sophistiqué et très terre-à-terre. Pas fantasque au point de vivre dans des formes défiant toutes les lois de la physique.

Elle m'invite à rentrer dans sa bulle.

- Je vis chez mon frère, dit-elle.

- Je comprends mieux !

- Quoi ?

- Non, rien.

A l'intérieur, tout le mobilier est arrondi, il n'y a aucun angle droit : la table, les chaises, le frigo, les fauteuils, les lampes... Son frère possède même le micro-onde boule Spoutnik de Brandt, il fait donc parti des cinq personnes qui l'ont acheté. Il a poussé le vice en créant un nouvel encadrement pour son téléviseur ne laissant plus apparaître les coins carrés. Je suis pratiquement certain de trouver une baignoire îlot dans la salle de bain et un lit rond dans la chambre.

Je serais curieux de visiter le reste de la maison, mais pour atteindre quoi que ce soit, il va falloir que je chevauche un bazar incroyable. Le sol est recouvert de milliers de papiers froissés. Il y en a tellement que je suis incapable de définir la couleur du carrelage... ou du parquet... ou du lino. Je n'imagine pas Sophie aussi bordélique et si c'est l'œuvre de son frère, il mérite de se faire interner en psychiatrie.

En y regardant de plus près, les documents semblent être des scripts de films.Et c'est exactement ça, le sol est un océan de scénarios ! Je viens de repérer les mots « Raiders of the Lost ark, screenplay Lawrence Kasdan, story by George Lucas, April 1980 ». Merde alors ! C'est la version du scénario des premières aventures d'Indiana Jones comprenant les notes manuscrites d'Harrison Ford. Un des Saint Graal de tout collectionneur ! Que fait-il ici, par terre, posé comme un vulgaire prospectus ? Sur un autre, c'est noté « Watchmen, screenplay by Sam Hamm, september 9 1988 ». Le scénario, jamais utilisé, pour l'adaptation cinématographique de l'œuvre d'Alan Moore et Dave Gibbons, écrit par le co-writer du Batman de Tim Burton. Une relique sacrée ! Juste à côté, sur une couverture rouge je peux lire « Star Wars : Revenge of the Jedi », le premier titre choisi par Lucas pour le sixième épisode de sa célèbre saga galactique en 1983. Je suis dans un sanctuaire rempli de documents rares et hors de prix. Des œuvres recherchées par des milliers de geek de part le monde.

Il y a aussi des storyboards, des livres et des magazines jaunis par le temps. J'essaie de ne rien abimer en me déplaçant dans ce salon. Ça me fait mal au cœur de voir ce trésor lamentablement jeté sur le sol. C'est une scène de crime. Après un coup d'œil circulaire je constate qu'il manque beaucoup de choses dans cette pièce. Le frère de Sophie a sûrement eu à faire au pire cambrioleur de l'histoire. Je ne sais pas ce qu'il cherchait mais il ne devait pas savoir la valeur de ce qu'il piétinait.

- Où sont les figurines ?

- Vous êtes perspicace.

- Pas de besoin d'être Sherlock Holmes pour voir que toutes les vitrines le long de ce mur sont vides. Il y a encore les traces de poussières des objets manquants. Vu le penchant geek de votre frangin, il y a peu de chance que ce soit pour exposer une collection de santon ou de verres de bières.