Le Geek Ultime (1. Genesis)

Yonaguni - 2

      Je suis sous l'eau. Je ne vois pas le soleil filtré à travers la surface qui doit être à des kilomètres au dessus de moi, ou au dessous. Dans cet univers où je peux me déplacer dans les trois dimensions, je ne sais plus dans quel sens je suis. Je n'ai pas de bouteille d'oxygène. Je commence à paniquer. Comme si ça ne suffisait pas, des requins m'entourent. Je n'y connais rien en squales de plus de trois mètres, mais ils n'ont pas une tête à manger uniquement du poisson. Cette situation m'offre deux finalités pas très réjouissantes : mourir noyé ou dévoré. Autre alternative plus probable: mourir noyé puis être dévoré. Comment vais-je m'en sortir vivant ? Je n'ai plus qu'à attendre la fin. Je ne suis décidément pas un battant. Je ferme les yeux sur mon triste sort.

Il fait chaud. Qu'est ce que... ? Je vois la lumière à travers mes paupières. J'ouvre les yeux. Tout est blanc. Il faut quelques secondes pour que ma rétine fasse la mise au point. Je suis à Boca Negra Canyon au pied du pétroglyphe de condor. Que s'est-il passé ? Où est Sophie ? Je regarde autour de moi. Il n'y a personne. Mon regard se porte sur l'entrée de la cité de Cibola. Le système de sécurité de la bibliothèque cachée s'est déclenché et a rebouché l'ouverture dans le sol. Nooooooon ! Un bras de femme dépasse du tas de pierre. Sophie ! Mes yeux se remplissent de larmes. Sophie est morte ! Pourtant, j'en suis sûr. Elle est sortie en même temps que moi. Je m'en souviens. Est-ce vraiment arrivé ? Je suis perdu. Si ce que je vois est la réalité, elle m'a sauvé la vie en permettant de me relever alors que j'étais à moitié dans les vapes et je suis sortie avant elle. Non seulement, je n'ai pas su la protéger mais je n'ai pensé qu'à moi. Honte et déshonneur sur mon nom. Je n'ai pas de mot pour exprimer la douleur qui envahie mon cœur. Mon âme hurle sa souffrance. Les poings et les paupières fermés, je frappe le sol pour expulser ma rage.

J'ouvre de nouveau les yeux. Non ! Ce n'est pas possible. Je suis derrière mon comptoir SAV dans ce magasin que j'ai cherché tant de fois à fuir. Il est là, Lui, en face de moi. Mon patron me parle et je ne comprends pas ce qu'il me dit. Ou alors, je ne préfère pas comprendre. Je ne devrais pas être là. J'étais au Japon avec Sophie. Sophie est morte au Nouveau-Mexique. Que se passe-t-il ? Qu'est-ce que je fais ici ? Je deviens fou.

Ça y est, je comprends enfin ce qu'il me dit. Il me persuade que c'est un autre de mes fantasmes, une nouvelle histoire que je lui ai inventé pour sécher le travail. Il me dit que je ne suis jamais parti pour aider une cliente à sortir son téléviseur de son véhicule. Je simule une crise de folie pour pouvoir rentrer chez moi. Il ne croit plus mes histoires à dormir debout. C'est fini ! Il rigole. Il a l'air d'un fou.

Dans son regard, je peux lire que je suis sa chose, son esclave, celui qui travaillera pour lui pour l'éternité. Il me décrit comme un rêveur qui ne veut pas grandir. « La vie n'est pas une aventure Monsieur Lelion ». Il insiste : « votre vie est chiante, hein ? La vie ce sont des contraintes, mais si vous grandissez tout se passera bien. Vous aurez toujours autant de dégoûts pour votre travail mais vous le ferez et vous direz à vos amis, si vous en avez, que ce n'est pas si mal. Vous lui trouverez pleins de qualités, parce que c'est important de valoriser son job pour un adulte. Grandir ! Grandir ! GRANDIR ! ». Il ricane en scandant ce mot.

J'ai envie de crier mais je n'y arrive pas. Aucun son ne sort. Mes larmes restent bloquées au bort de mes yeux sans pouvoir couler le long de mes joues. Je suis enfermé dans mon corps. Je suis figé derrière mon comptoir. Je suis condamné à recevoir les plaintes des clients et à obéir à ce tyran de supermarché jusqu'à la nuit des temps.

Je ne peux pas le croire. Je n'ai pas pu inventer Sophie, Indy, Takeshi, Cibola, Yonaguni. Même si il est vrai que certaines personnes semblent être des clichés de cinéma. Je n'ai pas pu sombrer autant dans la folie.

Je veux repartir. Je veux rejoindre Sophie au Japon. Je veux revoir son regard se poser sur moi. Je veux entendre le son de sa voix, même si c'est pour m'envoyer paître. Je veux être avec elle, à ses côtés. Je veux, je veux...

Je dois ! Je dois quitter ce cauchemar.

Je cours, je sors du magasin. Mon patron me poursuit et vocifère que ça ne sert à rien de fuir. Je lui appartiens. Je reviendrais inexorablement à mon poste malgré moi. J'entends son rire pendant que je traverse le parking à la recherche de mon âme sœur. Je crie son prénom : Sophie. Sophie

- SOPHIE.