Paris - 1

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            Je sors du bureau de mon patron et j'estime que j'ai eu de la chance. Je l'ai vraiment pris pour un con et je m'en sors avec un avertissement et des heures à rattraper. Je m'en serais bien passé mais il va falloir que j'assume mes conneries.

Là où il m'a épaté c'est qu'il n'est pas aussi ignare que je ne le pensais. La référence à Game Of Thrones sur sa dernière répartie était vraiment bien placée. Du coup, je ne pense pas qu'il m'ait cru pour monsieur Targaryen des éditions Westeros. C'était trop flagrant aussi, que ça me serve de leçon, je ne dois plus choisir d'arguments à base de programmes trop récents et trop connus. J'aurais du tenter un duo Sam Beckett et Al Calavicci des éditions Quantum. Les allusions aux séries des années 90 sont peut-être moins évidentes pour le commun des mortels.

S'il savait, je n'ai jamais rien écrit de ma vie. Ce ne sont pas les idées qui manquent. Avec tout ce que je consomme comme films, livres, bandes dessinées, je dois bien être capable d'inventer une histoire crédible pour d'autres aficionados de SF. Pour le style, je suis moins sûr, ce n'est pas que j'écrive mal mais je suis loin d'être Victor Hugo. Je ne suis pas certain d'avoir le talent nécessaire pour être publié. Je pourrais essayer de rédiger un scénario, ça me paraît plus simple dans la structure. Mais pour ça, il faudrait que je prenne le temps d'ouvrir un traitement de texte pour remplir des pages blanches pendant des heures. Cela me semble compliqué vu que j'ai tellement d'autres choses à faire comme... profiter de la vie... et jouer à des jeux vidéo.

Je ne m'en suis pas mal sorti avec mon boss en fin de compte. Je voulais une excuse qui me rende un peu crédible. Qu'il se dise que je ne suis pas qu'un flemmard de trente-six ans qui vit dans un univers fantasmagorique. Un peu de consistance ne peut pas faire de mal à l'image écornée qu'il a déjà de moi. Ecrivain, ça fait sérieux, plus que gamer. Je me demande s'il sait que j'ai fait des études en histoire de l'art et que j'ai dû écrire des thèses. Bordel, c'est de ça que j'aurai dû lui parler. Avec mon histoire d'ado pré-pubère, je suis certain qu'il m'a encore pris pour un bouffon. Il m'a pris au dépourvu, j'ai dû improviser et ce n'est pas ma spécialité. Je finis toujours par dire n'importe quoi et c'est ce qui s'est passé. De toute façon, c'est mort. Je sais bien qu'il ne supporte pas mes cheveux longs et mes t-shirts à l'effigie de mes héros préférés. Il prétend que ça donne une image négative aux clients du genre manque de professionnalisme et de sérieux. Personne ne s'est pourtant jamais plaint à moi. Il n'est pas né celui qui me fera changer de look.

Je n'ai pas honte de ce que je suis. Je suis un incompris. La plupart des gens de mon âge pensent qu'il est temps que je me « prenne en main ». Qu'est-ce que ça veut dire ? Qu'à mon âge on ne peut pas vivre de passions futiles ? Je ne me permettrais pas de leur donner des conseils sur leur vie morne et monotone ou sur l'éducation de leurs cons de gamins, et pourtant certains d'entre eux auraient besoin qu'on leur ouvre les yeux. J'ai beau leur dire que je ne suis pas malheureux, au contraire, je les entends constamment me dire cette phrase tant détestée : « mais quand est-ce que tu vas grandir ? ». Si grandir signifie ne plus regarder de films, ne plus lire des bande dessinés, ne plus me plonger dans des livres parlant d'univers lointain, très lointain, ne plus dégommer de claqueurs avec ma manette de Playstation pour sauver l'humanité en protégeant la seule fillette immunisée contre une infection meurtrière, ne plus rêver de super pouvoirs, de mondes parallèles ou d'extra-terrestres, alors effectivement je n'ai pas envie de grandir. Si être adulte, c'est fonder une famille, rentrer le soir, claqué, après le boulot pour entendre mes gosses chialer et madame se plaindre de mon manque d'envie de sortir et critiquer mes passions soi-disant puérils. Non merci, très peu pour moi. Qu'est-ce qu'on doit se faire chier quand on est « grand » ? Ils n'ont qu'à s'occuper de leur vie, je gère la mienne comme je l'entends. La leur n'est pas plus parfaite, mais moi je ne me permets aucun commentaire sur eux en direct. D'ailleurs, je trouve ça extrêmement mal poli de dire ce genre de choses à quelqu'un. Cela sous-entend qu'on ne l'aime pas tel qu'il est. Pour mon patron, je le conçois, mais pour mes proches c'est perturbant. Mes parents étant décédés, n'ayant ni frère, ni sœur et aucune famille ne s'étant manifesté à ce jour, les personnes qui me sont les plus proches sont mes collègues qui se disent amis mais qui oublient de m'inviter aux soirées, mon voisin, ma boulangère et quelques geeks sur des réseaux sociaux. En fait, je m'en fous de ce qu'on peut penser de moi.

Le Geek Ultime (1. Genesis)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant