Il est dix-huit heures. J’ai soif. J’ai toujours terriblement soif à cette heure-là.
Les gigolos du 9 à 5 sont rentrés peinard dans leur cocon où leurs greluches fardées les accueillent avec le souper congelé frais sortis du four à micro-ondes et la progéniture hyperactive contaminée par les mille microbes du jardin d’enfants.
Les solitaires s’accaparent du bar, du bol d’arachides et les écrans de karaoké s’illuminent enfin. Les plus affreux se calent sur un tabouret devant leur machine à poker et sirotent une bière tandis que s’affichent les symboles de leur endettement exponentiel. Les veuves des workaholics et les cocus se font des bulletins météo ou des prévisions politiques.
Le baratin habituel où je me glisse, cherchant un tabouret libre devant Madeline, les poignets idéals pour un martini à quatre olives.
— Dure journée, mon beau Normand? me fait-elle en posant un sous-verre d’une bière locale devant moi.
— J’en ai vu des pires.
Elle soupire en essuyant un verre :
— L’ordinaire, c’est souvent celle-là la pire.
Je la prendrais bien en note celle-là, mais j’ai oublié mon carnet au bureau. Elle brasse la mixture et d’un grand geste gracieux, fait une vague qui tourbillonne au fond du verre. De ses grands doigts manucurés, elle dépose avec délicatesse les quatre fruits pubères.
— Ça, c’est extraordinaire! marmonné-je, comme je le fais régulièrement malgré son haussement d’épaules et ses airs de fausse modestie.
J’entame le drainage du cocktail sans prendre de pause.
La soif, c’est un malaise que j’étanche à perpétuité, surtout dans les premiers instants. Pas de préambules ou de fla-flas. On ne se présente pas à un martini. On se jette sur lui et d’une grande lampée, on lui fait tous les honneurs.
C’est le deuxième qui mérite le respect, l’attention, le plaisir d’un goutte-à-goutte fraternel. Et puis, il y a la pause du fruit vert, le croc en bouche presque caoutchouteux qui fait naître des touchers sur les parois intérieures des joues. Petit vice au grand jour quand je ferme les yeux, jouissant de mon audace.
Pendant ce temps, Madeline concocte le deuxième avec un sourire entendu.
J’ai soif. Beaucoup trop soif.
Demain, je ne reviendrai pas. J’éviterai le bar, je passerai mon chemin pour me retrouver seul à seul avec mes quatre ou cinq vérités, à me regarder dans le miroir et à me faire une grimace magnifique. Je boirai un quatre litres d’eau citronnée, pour me calmer le gosier. Je tournerai frénétiquement sur place, comme le font les soufis, jusqu’à m’étourdir. Et je simulerai l’orgasme de mon spleen d’alcoolique à plat ventre sur le tapis du salon.
Demain, oui.
Pour l’heure, Madeline dépose la deuxième dose de mon gin et vermouth citronné accompagné du nouveau quatuor d’olives. J’y pose des lèvres timides, histoire de me remémorer le plaisir du premier. Le liquide froid m’intoxique, mais je me retiens.
— Pas grand monde à la messe ce soir, remarquai-je en posant un regard panoramique sur le plancher. Il y a une vente de garage chez Canadian Tire ou quoi?
Les vapeurs de l’alcool commencent à s’immiscer dans mes veines fatiguées. J’ai les neurones à fleur de boîte crânienne.
Deux billes de larmes se coincent dans les coins de mes yeux. L’air pique mes sens. J’entends soudain le bruit que font les pales du ventilateur qui poussent l’air vicié du plafond au plancher.
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Ma femme en bleu [version originale]
Science FictionÉmergeant lentement d'une bonne cuite, Normand Poitras se réveille auprès de celle qu'il appellera Céleste, une femme à la peau bleue, au sang froid et aux yeux baignant dans une gélatine visqueuse. Comme il tente de l'inviter gentiment à quitter le...