Je suis estomaqué, bien que l’expression soit en effet très mal venue.
Un médecin malade? Est-ce que ça a du sens?
Je réalise qu’il est tout aussi humain que vous et moi, qu’il a ses bobos et ses dérèglements comme nous tous. Mais comment un médecin champion de la prévention, qui ressent presque une jouissance quand on publie des études sur les aliments qui combattent naturellement telle ou telle maladie, qui jubile quand un patient lui annonce qu’il n’est plus en rémission, qu’il est guéri.
C’est ce même type qui prône l’équilibre santé mentale et physique, qui sort le fouet si on ne va pas au badminton le mercredi soir. Bref, ce chevalier servant qui a affronté non seulement des immenses Goliath têtus comme moi, mais des gens désespérément malades qu’il a tirés des griffes de la mort, celui-là même qui versait une larme toute pleine de compassion quand l’un de ses patients mourrait tout de même, cet homme droit et fier s’écroule sous le poids de l’insidieuse maladie du siècle. Ma déprime me semble bien banale en regard du destin fragile de mon meilleur ami.
— Je ne sais pas quoi te dire, mon vieux. Je suis désolé. Est-ce qu’Annabelle est au courant?
— Je ne suis pas capable de lui dire. Elle va en mourir avant moi. C’est dément.
C’est vrai que Mathieu est le prince charmant de ses rêves.
Fille issue d’une famille de huit enfants, Annabelle a durement vécu la séparation de son père et de sa mère. Le suicide de sa mère et la profonde dépression de son père l’ont rendue sauvage, craintive face à la vie.
Elle voyait sa vie comme un long chemin de croix. Une crise d’appendicite l’avait amenée à la clinique et ce cher Mathieu l’a prise sous son aile (et ses draps) ce qui a transformé le cocon tout serré de cette chenille étouffée en un merveilleux papillon de jour aux couleurs de lait frappé aux fraises. Même Mathieu en fut affecté.
Il se transforma en homme plus serein, moins obsédé par la maladie et la prévention. Il pouvait parler des heures de temps avec elle, de sujets aussi banals que l’air du temps aux questionnements spirituels et philosophiques.
Annabelle s’inscrivait, bon an, mal an, aux conférences de l’Université de Montréal, suivait des tas de cours, passant de l’administration à la géologie, de la botanique à l’archéologie comme on goûte à tout dans un buffet chinois.
Elle emplissait sa tête de tout ce qu’elle croisait. Jamais pédante, elle était aussi passionnée que son fou de conjoint ne l’était pour sa profession.
C’en était presque gênant de se présenter là avec une bouteille de vin de dépanneur et un bouquet de fleurs quelconques. Audrée me le reprochait souvent : « Tu fais cheap, Normand. T’as pas un peu de classe ailleurs que dans ton de culotte? » Mais nos hôtes ne trouvaient jamais rien à redire.
Annabelle pouvait discourir sur le tanin des vins de qualité qui l’affectait ou des allergies qu’on peut développer en regardant des orchidées. N’importe quoi. Tout ça dans un enrobage melon miel sirupeux jamais excessif. Bref, elle respirait le bonheur par tous les pores de sa peau. C’est certain que l’annonce d’une telle maladie allait la jeter par terre, l’anéantir.
— Mais je vais m’en sortir, hein, mon Normand? me dit-il avec un air faussement rassuré.
Je ne sais quoi dire.
Je voudrais être à cent kilomètres de là, à ne penser qu’à mes propres malheurs, faire l’égoïste à outrance et ignorer le mal des autres. C’est bête et méchant, mais sans moyens, je suis un cancre de la pire espèce.
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Ma femme en bleu [version originale]
Science FictionÉmergeant lentement d'une bonne cuite, Normand Poitras se réveille auprès de celle qu'il appellera Céleste, une femme à la peau bleue, au sang froid et aux yeux baignant dans une gélatine visqueuse. Comme il tente de l'inviter gentiment à quitter le...