Petit répit

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Je sors du bar et, c’est plus fort que moi, je regarde tout autour pour voir si je n’ai pas été suivi. La route est déserte. Les lueurs de Montréal font un vaste dôme au-dessus de l’horizon. L’air est frais et sent le fumier.

C’est la première fois depuis quelques mois que je me sens un peu plus libre. Libre de mes actions, libre de mes pensées. Il y a évidemment ces embryons qui m’inquiètent, mais même avec la menace de leur naissance qui me donne la chair de poule, je réalise à quel point toute cette période de ma vie a tourné dans l’absurdité. C’est donc normal que la folie des derniers jours en soit le point culminant.

Je n’ai vraiment plus soif. Mon cœur bat et je le sens. C’est déjà un bon départ.

J’aperçois la cabine téléphonique sur le coin de la rue et je marche lentement vers elle. Je trouve une pièce de 25 cents et la dépose dans la fente. Je signale le numéro de Mathieu. C’est Annabelle qui répond presque aussitôt :

— Normand! Quelle belle surprise. Tu es où? Quand est-ce que tu viens souper? Tu nous as manqué, à Mathieu et à moi. Attends, je te le passe. Je t’embrasse.

Un vrai moulin à paroles. C’est le genre de femme enjouée qui a mille choses à dire et qui te pose cent questions et te donne des baisers par sa beauté incandescente à plus de dix mètres. On ne peut pas ne pas l’aimer. C’est une erreur de la nature, à sa façon. Trop parfaite esthétiquement parlant.

J’ai toujours averti Mathieu qu’elle pourrait le quitter pour un autre s’il ne faisait pas attention. Mais quand elle aime, me dit-on, c’est pour toujours (comme dit la chanson de Desjardins). Mathieu n’a d’yeux que pour sa beauté, aveuglé à vie. J’avais envie de lui acheter un chien chez Mira. Ça lui irait si bien.

Je comprends qu’il ait trouvé si difficile de lui parler de son cancer. Et pourtant, sous cette luminescence esthétiquement parfaite, Annabelle est une pratiquante de yoga anusara, dévouée aux asanas, étudie l’hindouisme et ne mange presque pas de viande. Elle aime sans condition tout ce qu’elle touche et quand elle n’aime pas quelque chose, elle trouve toujours une façon d’en accepter l’essence.

Pour elle, tout est équilibré et dans cette compassion, elle transmet un amour qui n’a rien à voir avec les basses manœuvres que nous entretenons par des baisers et des caresses. C’est un bijou très rare. Elle m’aime plus qu’Audrée ne l’a jamais fait, mais ses raisons en sont plus saines et équilibrées.

J’ai connu des amis de Mathieu qui ont vécu des peines d’amour croyant avoir séduit en catimini cette femme magique. On pourrait être son frère, son confident, son meilleur amant, mais jamais son amant.

Pour moi, elle restera la seule bouée à laquelle je n’ai jamais su comment m’agripper. Juste le fait de la voir me redonnait goût à la vie. La seule fois où je l’ai vue anéantie, c’était le jour de la mort de sa mère, une dame tout aussi extraordinaire que sa fille, qui a eu la malchance d’attraper un de ces microbes fantômes qui hantent les hôpitaux à la suite d’une simple intervention chirurgicale à la hanche.

— Normand? Où es-tu? Est-ce que tout est ok?

— Céleste est partie. En tout cas, je le crois.

Je lui raconte les événements et il soupire.

— Tout est sous contrôle ici. Annabelle a hâte de te serrer dans ses bras. Elle pense que tu viens encore d’entrer dans une autre de tes crises. Elle ne me croit pas quand je lui dis que non. Elle est comme un peu sorcière, ma femme. Tu seras à la clinique demain matin? Je t’entends pour 8 heures. Je dois rattraper un peu de bouleau avec tout ce qui s’est passé.

J’acquiesce. Je raccroche. Je soupire.

Quelle folie que tout cela. Je passe d’un high débile à un down sombre en un clin d’œil.

J’ai encore l’impression d’être le personnage principal d’un mauvais roman écrit par un dépressif qui ne sait que faire des cents mille pensées négatives qui lui passent par la tête.

Demain. Grand dieu! Déjà lundi.

Pourquoi est-ce que je sens toute cette pression, comme si dans quatre jours tout sera terminé, qu’on apposera le mot fin à mon histoire, à ma vie trop courte, à cet éclair qui traverse ma vie.

Est-ce que tout cela fera un peu de sens à un moment donné?

Je m’assieds dans la voiture et j’ai envie de pleurer. Je m’abandonne et les vitres sont vite embuées par l’humidité de mes cris. Devant l’auto, trois formes s’approchent. Ce ne sont pas des humains.

L’une d’elles, je la reconnais, est la silhouette de Céleste.

Ma femme en bleu [version originale]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant