Je ne suis plus du tout certain si c’est une bonne chose de le laisser quitter le condo sans lui expliquer le contexte. Je ne m’en sens pas la force, mais c’est bien la moindre des choses de prendre le temps de lui expliquer ce que je crois en comprendre.
Il m’écoute et je vois son regard changer. Du simple ami je vois émerger le scientifique qui bouillonne en lui. Je le sens faire des équations, revoir ses classiques de science-fiction, tergiverser entre rester et partir. Il est un livre ouvert que j’aime observer.
— Évidemment, à voir ton visage béat comme un saint devant sa passion, je constate que tu jouis de cette théorie, dis-je en terminant. Tu n’y crois pas vraiment, si?
— Y croire? s’exclame-t-il. Que croire? Est-ce qu’on peut croire ou ne pas croire? Il y a des tas de choses qu’on tient pour acquis, mon vieux. La science telle qu’on la connaît est une infime partie de ce qu’on a encore à découvrir, et encore, à comprendre. Je sais que chaque jour il y a des chercheurs qui découvrent bien malgré eux un pan de ce que la nature (ou l’univers tant qu’à faire) leur cache. En fait, ce n’est pas caché. C’est là au grand jour et on le découvre en ouvrant les yeux ou, bien au contraire, justement en les fermant sur ce qu’on croit voir.
« C’est quoi le ciel? Il n’est pas bleu pour vrai. C’est quoi ce que l’on voit avec nos yeux? Des impulsions électriques qui sont envoyées au cerveau par un organe qui en capture la lumière. Le cerveau fait du loto, trie, analyse, en une fraction de seconde et nous retourne une série de messages qu’on interprète comme l’image de ce qui a été vu par les yeux.
« As-tu déjà pensé que l’arbre ou l’oiseau qu’on voit avec ce cerveau n’est peut-être pas vu par le lion ou l’abeille de la même façon que nous. Que dire de Céleste? Que voit-elle? Qu’entend-elle? Son monde est aussi différent du nôtre que celui des plantes ou du plancton. Et pourtant, et c’est ça qui est fascinant dans ce que tu dis, nous sommes tous partie intégrante de cet univers. Et si cet univers est à la fois une poussière dans un autre univers infiniment plus grand et qu’il contient lui-même d’autres univers infiniment plus petits, tu peux imaginer les mondes d’une quantité exponentielle qui y pullulent. En ce sens, oui, je peux y croire. Mais il y a le scientifique en moi, avec le peu de connaissances que j’en ai, qui se dit, prouve-moi donc ça et après on pourra se déclarer intimes.
Je suis bien avancé avec ses idées. Elles sont aussi tordues et emmêlées que les miennes (est-ce là un autre signe ou une autre preuve de ma schizophrénie?). Je me dis que je devrais en tirer un roman de science-fiction et devenir millionnaire avec une histoire vraie que tout le monde croit être inventée.
— Bon, on fait quoi? lancé-je à la volée, comme pour conclure ce long aparté. J’ai quand même ces univers en moi. Et je ne me sens pas du tout d’attaque pour poursuivre une paternité que j’ai déjà de la difficulté à assumer.
Céleste, qui semble avoir tout entendu et compris ce que Mathieu vient de dire, s’approche de moi. Avant de me toucher, elle croasse un Normand qui nous écorche les oreilles.
Elle pose une main sur mon épaule et dit :
— Traduit au fur et à mesure, je t’en prie. (J’acquiesce en le disant aussi à Mathieu) Mathieu et toi devez garder ce secret pour vous. Ce n’est pas un secret, mais plutôt une vérité. C’est à toi, Normand, de décider si je peux rester ou non. Si tu le désires, je partirai. Mais tu dois savoir que nos deux univers se sont trouvés et que rien ne saura les séparer. En quelque sorte, nous sommes époux devant l’immensité. En cela, tu n’as aucun contrôle. Pour ce qui est des enfants, si je reste, je pourrai t’aider. Sinon, tu auras la responsabilité de les aider à se déployer et tu sauras comment en temps et lieu. Ne craint rien, je n’ai aucune intention, ni ceux de ma race, de venir envahir votre planète. Nous avons assez de place chez nous avant de contempler la conquête d’autres planètes. Et sache aussi que je suis, comme toi, en quelque sorte, un être choisi et que ceux de ma race ne sont pas tous des élus, au même que Mathieu n’en est pas. Seuls les élus peuvent s’unir et poursuivre ce qui a été entamé.
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Ma femme en bleu [version originale]
Science FictionÉmergeant lentement d'une bonne cuite, Normand Poitras se réveille auprès de celle qu'il appellera Céleste, une femme à la peau bleue, au sang froid et aux yeux baignant dans une gélatine visqueuse. Comme il tente de l'inviter gentiment à quitter le...