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Essayant de camoufler mon dégoût pour l'image qui m'apparut, j'expliquai que j'entretenais une relation avec ma conseillère du « pôle emploi ». J'enchaînai sur mon travail acharné pour produire un roman de qualité, qui ne serait rémunéré qu'à la sortie du manuscrit. Puis, sur des petites difficultés financières, m'ayant contraint de demander un peu d'aide, que je comptais rembourser dès que je percevrais mes droits d'auteur. Enfin, j'inventai la découverte du mari de mon amante, qui me força à mettre un terme à cet adultère. Mes mots mal choisis s'accordaient avec ma voix tremblante. Arriva alors l'éclaircissement sur cette lettre que ma mère tenait encore en main. Il s'agissait simplement de la vengeance de mon ancienne dulcinée, qui n'acceptait pas notre rupture. Dans mon état, réussir à balbutier tout cela sans vomir relevait de l'exploit.

***

Couché sur mon lit, le regard fixé au plafond, je m'interrogeais sur mes capacités mentales. Pourquoi inventer une histoire pareille ? Le regard réprobateur de mon père devrait être moins difficile à endurer que la perspective de travailler. Parce que c'était l'engagement que j'avais pris envers eux, dans la suite de la conversation. Occuper un poste en temps partiel jusqu'à ce que mes droits d'auteur suffisent à subvenir à mes besoins. Les yeux fermés, je revécus les évènements de la journée, regrettant amèrement la solitude de mon repaire.

J'avais été forcé d'emballer mes affaires et signer de la paperasse. Déjà bien fatigué, il m'avait fallu décharger des objets lourds, pour les monter immédiatement à l'étage. Harcelé par deux nouveaux messages de mon banquier, je n'avais pas pu me reposer. Après une discussion épuisante, j'avais été contraint d'appeler le directeur de l'établissement de restauration rapide de la ville voisine pour solliciter un entretien. Un concours de circonstances auquel je ne m'attendais pas — ma priorité sur un poste compte tenu de ma situation précaire et l'absence de trois employés en arrêt maladie — avait conclu à mon embauche dès le lendemain. Heureusement, le contrat serait assorti d'une période d'essai. Je devais me présenter au travail à neuf heures. Rien que d'énoncer ce fait me choqua à nouveau. Comment allais-je pouvoir aller travailler, alors que je n'avais même pas trouvé l'énergie de monter l'escalier sans me hisser à moitié avec les mains et en faisant plusieurs pauses ?

***

Au petit matin, ma mère vint s'assurer que j'étais bien réveillé, mon petit-déjeuner m'attendait quand je descendis. Elle m'embrassa sur la joue en me souhaitant une bonne journée. Comment ma vie avait-t-elle pu prendre ce tournant ? Je n'eus pas la force de poursuivre cette conversation intérieure. J'avalai mes céréales sans prononcer un mot. Quinze minutes plus tard, je me garai sur le parking du restaurant. J'éteignis le moteur. Je saisis la poignée. J'entre-ouvris la portière. Je commençai à glisser doucement mon pied dehors. Je le rentrai vivement, je refermai et je tournai la clé. Je me tapai la tête sur le volant, puis les mains. Je recommençai ce manège trois fois, avant de me décider à hisser mon corps sur le bitume. Ignorant les palpitations, je marchai d'un pas décidé, sans m'arrêter. Les évènements s'enchaînèrent. L'homme que j'avais eu au téléphone me confia à un type qu'il appella « manager ». Un jeune boutonneux qui ne devait pas avoir plus de vingt ans. Il parlait vite, en marchant à travers la cuisine trop éclairée à mon goût. Nous arrivions enfin dans un couloir plus sombre. Docilement, j'enfilai l'uniforme qu'il avait préparé pour moi.

— Ouais le froc est un peu court mon pote, mais t'inquiète les clients ne le verront pas avec le comptoir. On a plus l'habitude d'avoir des gonzesses, du coup j'ai rien à ta taille. Mais après le service tu me fileras tes m'sures et on f'ra une commande.

J'acquiesçai, un peu étonné de la familiarité de la discussion entre un supérieur et son subordonné. Le monde du travail n'était peut-être pas aussi difficile que je me l'imaginais. Après avoir fait trois tours de mes hanches maigrichonnes pour fermer le tablier, j'entamai ma première tâche : cuire des steaks. A priori, rien de complexe ne m'attendait à ce poste. Il suffisait de disposer les surgelés sur la plaque, les retourner à la première sonnerie, puis les retirer à la seconde alerte. Des gouttelettes de sueur commencèrent à perler sur mon front, sous la casquette.

— Hé le nouveau, la spatule que t'as dans la main faut t'en servir quand t'entends le ding.

Je fis un signe de la main à mon nouveau collègue pour le remercier, puis débutai le retournement du premier morceau de viande. Il resta accroché sur la plaque. Je forçai un peu, usant de mes deux mains, mais je ne parvins qu'à le réduire en charpie. Mon visage rougit, la sueur me piqua les yeux. Ma respiration se densifia, alors que je me battais avec le second steak haché. J'avais l'impression que l'on enserrait ma tête dans un étau, en brulant mes joues au chalumeau. Le troisième steak me donna moins de fil à retordre, mais j'entendis le son fatal : j'avais échoué. Une petite grosse me bouscula en attrapant mon ustensile. Avec une dextérité déconcertante, elle vida la plaque de cuisson, dans un bruit de fers croisés, déposa de l'huile à l'aide d'un pinceau puis disposa de nouveaux hamburgers quasiment simultanément. À la première alarme, les blocs à la couleur uniforme virevoltèrent. Il y en avait six sur le grill pour moi, comment avait-t-elle fait pour qu'il y en ait douze ? De petites mouches sombres volèrent à hauteur de mes yeux. La pièce s'assombrit petit à petit, jusqu'au noir total.

***

Les paupières closes, je pestai contre la dureté de mon lit. On dirait du carrelage. Et qui avait monté le chauffage, on étouffait ici ! Un linge froid et humide recouvrait sur mon visage.

— Ça y est, y a les sirènes.

Cette voix, je la reconnus. Je ne gisais pas dans mon lit chez moi, prix d'un cauchemar. Je retirai doucement le tissu, essayant de m'asseoir.

— Oh la doucement le nouveau, va pas te froisser un nerf en remuant.

Les éclats de rire retentirent à mes oreilles, me renvoyant dans le passé. J'entendis des chuchotements moqueurs, avec une prédominance du terme « chochotte ». À nouveau affublé de ce surnom dégradant pour un simple malaise. Ausculté par deux pompiers, je fus invité à rejoindre les vestiaires. Le directeur, essoufflé, entra en trombe.

— No stress boss ! C'est un p'tit coup de chaud. L'a pas l'habitude du grill le grand gaillard. Les mecs ont dit que faut qui s'habitue un peu avant qu'on le mette aux fourneaux.

Il fut convenu que j'apprenne la préparation des commandes, quand je serai remis de mes émotions. Les regards se portèrent sur moi lorsque je traversai la cuisine, que je nommai à présent la salle de tortures. La brunette, qui m'expliqua la différence entre le « sur place » et le « à emporter », se montrait d'un sérieux époustouflant. Pas une once de raillerie, ni même l'esquisse d'un sourire. Elle exécuta chacun de ses mouvements tel un robot programmé, me donnant des instructions sur un ton monocorde. Les items semblaient faciles à repérer, la liste restait affichée à l'écran tout le temps de la préparation. Il fallait disposer les aliments sur un plateau ou dans un sac. Je préférai tout de même rester sur mes gardes : cuire les steaks s'avéra bien plus complexe qu'il n'y paraissait. Je la suivis, obéissant à chacun de ses ordres. Elle me montra comment préparer une glace.

— Ici, le coulis. Tu fais une seule pression. Là le topping. Un seul mouvement. Pigé ?

J'acquiesçai d'un signe de tête. Quand vint le moment de m'exécuter seul, je peinai à trouver les éléments de la commande que je devais préparer. Les autres employés s'affairaient, aucun ne pouvait me venir en aide. Fier de produire mon premier plateau, je le tendis à la cliente qui répondit à l'appel du numéro. Elle farfouilla quelques instants, avant de virer au rouge.

— Putain, mais vous êtes tous des débiles ici ! C'est quand même pas compliqué de suivre la liste et mettre les trucs sur un plateau bordel !

Je la fixai, les yeux écarquillés et bouche bée. Mes cordes vocales ne produisaient aucun son. Mes bras refusaient de remuer pour apporter les sauces manquantes. Puis, je saisis ses cheveux. En l'invectivant de la fermer, je cognai sa tête contre le comptoir. Les sandwiches se ratatinèrent, de la sauce enduisit son visage, se mélangeant à son sang. Elle hurla. À bout de nerf, une décharge me parcourut. Revigoré, je sautai par-dessus l'obstacle qui nous séparait, pour la faire basculer au sol. Mes mains enserrèrent son cou. Elle se débattu. D'un geste vif, je projetai son visage sur le côté. Le craquement de sa nuque me procura un frisson d'énergie. L'odeur du liquide qui s'échappa de son front m'émoustilla. J'approchai mes lèvres...

AnormalOù les histoires vivent. Découvrez maintenant